Prof. Ilie Bădescu à la Conférence Eminescu de l’Académie Roumaine :
La synchronisation avec Eminescu. Contre la fatigue (I)
De la théorie du salaire naturel à la sociologie des seuils de pauvreté
Présentation à la Conférence Mihai Eminescu et la Modernité de la Tradition, Aula de l’Académie Roumaine, 16.10.2025
Mihai Eminescu « est, après Zalmoxis, le plus grand homme qui soit né sur la terre de notre pays », nous dit avec tant de profondeur D. Murărașu.
La lumière de sa création couvre toutes les époques, ce qui le rend actuel en toute époque. Son apparition dans l’horizon existentiel du peuple roumain a élevé le seuil de l’élan créateur au niveau du modèle céleste de la spiritualité d’un peuple.
La variation du seuil de créativité d’une époque, remarque Eminescu, est déterminée par le rapport organique entre les élites et le génie latent des peuples.
« Quand la nation est dans les ténèbres, précise le poète, elle dort dans les profondeurs de son génie et de ses forces inconnues et se tait — et lorsque la Liberté, la Civilisation planent au-dessus d’elle, les hommes supérieurs se lèvent pour les refléter dans leurs fronts, et pour les renvoyer ensuite en longs rayons vers les profondeurs du peuple — si bien qu’au sein de la grande mer entière se fait un jour serein qui reflète au fond d’elle le ciel »
(Mihai Eminescu, “Geniu pustiu”, roman posthume, introduction de I. Scurtu, Minerva, 1907, p. 15).
Dans la culture roumaine, il y eut des époques où la créativité des élites fut interrompue par diverses pseudomorphoses, comme la période phanariote au XVIIIe siècle et la période communiste au XXe siècle.
Il n’est pas fortuit que ces époques aient le même caractère : elles interrompent la ligne organique de continuité identitaire d’une culture, abaissent le seuil de créativité à l’échelle des peuples entiers et provoquent la fatigue ethnique, nous dit N. Iorga. Eminescu le savait bien, comme il le dit dans les célèbres vers de sa Troisième Lettre :
« De tels temps furent célébrés par les chroniqueurs et les bardes // Notre siècle, eux, l’ont rempli de saltimbanques et d’Hérodes ».
Le communisme inaugura sa prise de pouvoir sur le peuple roumain par le maudit volume des PUBLICATIONS INTERDITES, édité par le Ministère des Arts et de l’Information, Bucarest, 1948 — le livre noir de l’indexation et de la prohibition des œuvres et des auteurs représentatifs du profil spirituel même de l’Europe : une véritable incarcération de la culture.
Environ 8 000 œuvres fondamentales furent retirées du circuit vivant de cette culture, rompant ainsi sa ligne évolutive.
Si la génération Labiș n’était pas apparue pour restaurer le lien avec la spiritualité de la période d’entre-deux-guerres, brisé par les hommes du régime bolchevique, alors on aurait signé l’acte de stérilité d’une époque entière, et l’esprit roumain aurait erré à travers le désert bolchevique comme l’Ahasvérus errant décrit par la plume d’Eminescu.
Malheureusement, l’index et la prohibition sont revenus sous une forme particulièrement agressive de nos jours, accompagnés d’autres phénomènes tels que la fatigue sociale, l’abandon historique, voire l’exode.
La reprise du fil d’un devenir organique d’un peuple actualise la question de la synchronisation avec le milieu axiologique de ce peuple, avec ses grandes œuvres.
Cette forme de rétro-synchronisation d’une génération est vitale pour sortir de la fatigue collective et donc pour affirmer l’identité d’un peuple dans son ensemble.
« Changez l’opinion publique, dit le poète à travers son célèbre personnage du Geniu pustiu, donnez-lui une autre direction, réveillez le génie national, l’esprit propre et caractéristique du peuple dans les profondeurs où il dort ; faites une immense réaction morale, une révolution d’idées… enfin, soyez Roumains, Roumains et encore Roumains », dit-il d’une voix basse et rauque.
— « Qui fera cela ? Tous ne sont pas ainsi… ? — Tous ne sont-ils que réceptifs ? Français, Italiens, Espagnols, tout — sauf Roumains ! »
(Mihai Eminescu, “Geniu pustiu”, roman posthume, introduction de I. Scurtu, Minerva, 1907, p. 12).
Eminescu a restauré le lien vivant avec la longue durée du peuple roumain, depuis l’âge mythologique jusqu’aux époques adoptives, et jusqu’à l’époque de Carol le Clément, illuminant l’avenir des lumières prophétiques de son œuvre.
D’autre part, la réception créatrice du génie éminescien a englobé dans son rayon toutes les grandes civilisations de l’humanité. Comme le disait Petre Țuțea :
« De la mer du Nord à Vladivostok, Eminescu répand des bénédictions ».
Rares sont les œuvres qui ont su accueillir aussi magnifiquement d’autres grandes cultures et civilisations que l’œuvre théorique et poétique d’Eminescu. Il est à la fois national et universel.
Et, par-dessus tout, Eminescu est — je le répète — une méthode de pensée, un mode ontologique, un modèle d’insertion dans l’existence.
On peut l’appeler, de manière synthétique, la paradigme Eminescu.
Pour nous, Roumains, la synchronisation avec Eminescu est une loi, un impératif catégorique.
L’une des faces de cette rétro-synchronisation avec Eminescu est la redécouverte de son œuvre théorique.
Pour illustrer l’idée qu’Eminescu est, à la fois, une méthode de pensée dotée d’une puissance paradigmatique durable, j’ai examiné le cours de sa réflexion dans sa recherche d’une réponse à un problème d’une actualité perpétuelle : la reproduction de la pauvreté dans l’évolution des peuples orientaux.
De la théorie du salaire naturel à la sociologie éminescienne de la pauvreté
Sur cette question, l’Europe cherchait des explications dans l’œuvre des grands économistes, parmi lesquels la théorie du salaire naturel de D. Ricardo.
Pendant longtemps après sa parution (environ un demi-siècle), l’œuvre de D. Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation, exerça une influence écrasante sur toute la pensée économique européenne.
L’Allemand Friedrich List brisa ensuite l’hégémonie du modèle ricardien, tant dans le monde des entrepreneurs américains que dans celui de la bourgeoisie allemande.
Mais les explications occidentales répondaient à une autre question : celle de trouver la voie du développement et donc du dépassement des écarts, et non celle de l’éradication de la pauvreté endémique.
Eminescu, lui, cherchait une autre voie.
Pour lancer une nouvelle direction dans le développement économique, suggère-t-il, il faut d’abord sortir du lit de la pauvreté.
Si l’on sait sortir de la pauvreté, on sait aussi quelle voie suivre pour le développement et, par conséquent, pour la réduction des écarts.
Pour expliquer le phénomène endémique de la perpétuation de la pauvreté orientale, Eminescu, nous dit D. Vatamaniuc¹, interrogea d’abord les grandes théories de son époque, à commencer par la théorie du « salaire naturel » (qu’il traduit par « simbria naturală ») de Ricardo.
Vatamaniuc — ce véritable historien et martyr de l’éminescianisme théorique — nous montre quels textes Eminescu cite, de quelle œuvre de Ricardo, et ce qu’il ajoute textuellement.
Il était naturel de se demander si les démonstrations d’Eminescu suivaient la ligne de Ricardo, en élargissant la « géométrie » économique ricardienne, ou si sa pensée s’en « écartait » pour instituer une ligne différente.
Eminescu conserva de Ricardo deux éléments :
le caractère productif du travail ;
et la notion de prix du travail, ou ce que Ricardo considérait comme le « salaire naturel ».
En essence, Eminescu ajoute à la théorie de la valeur (fondée sur le travail) et à la théorie du salaire naturel.
Mais ces « ajouts » ne sont pas de simples notes marginales : ils proviennent d’une nouvelle manière de penser, d’un véritable changement de paradigme intellectuel.
Un tel phénomène de mutation paradigmatique est général dans l’histoire de la connaissance.
S’écartant à la fois de Ricardo et de Marx (comme le montre sa polémique avec le marxisme des frères Nădejde), Eminescu propose une explication distincte, marquée par sa propre méthode de pensée.
Concernant la théorie ricardienne du « salaire naturel », Eminescu cite plus longuement Ricardo.
Il extrait du chapitre Des salaires l’idée suivante :
« Le salaire naturel est le prix dont tous les travailleurs ont besoin pour se maintenir en vie et perpétuer leur espèce, ni plus ni moins. »²
À cette idée, Eminescu ajoute :
« C’est-à-dire un prix qui met certains en position de s’enrichir et de perpétuer leur espèce, tandis que d’autres meurent de faim, de soif et de froid. »³
Comment est-il possible que ce qui est bon pour les uns soit funeste pour les autres ?
Voyons ce que signifie cet « éloignement » d’Eminescu par rapport à Ricardo, et ce qui l’a provoqué.
Selon Ricardo, il existe un salaire naturel qui, par le jeu libre des forces économiques, prend la forme du salaire réel, observable sur le marché du travail.
De même qu’il existe une tendance à l’égalisation des profits (tous cherchant les rémunérations les plus élevées et fuyant les plus faibles), il existe aussi, dit Ricardo, une tendance à l’égalisation des salaires autour de leur niveau naturel (comme pour tout autre prix).
Le salaire naturel est lié au prix des aliments et des autres moyens de subsistance nécessaires aux classes laborieuses pour se perpétuer.
Ainsi, chez Ricardo, « le prix naturel n’est pas égal à un minimum de salaire, mais à quelque chose de plus : un prix correspondant à la notion courante du standard de vie »⁴.
Le salaire réel, quant à lui, est « l’équivalent d’une subsistance absolument nécessaire pour vivre d’un jour à l’autre »⁵.
Le salaire naturel est donc l’expression d’un certain degré de bien-être matériel atteint par la société.
Nous pouvons désormais remarquer la véritable « brèche éminescienne » par rapport au système ricardien.
Quand Eminescu ajoute :
« … un prix qui met certains en position de s’enrichir et de perpétuer leur espèce, tandis que d’autres meurent de faim, de soif et de froid… »,
il s’écarte en réalité de la loi stricte de variation du salaire réel autour du salaire naturel, et formule une autre proposition logique, que l’on peut résumer ainsi :
Il existe dans le monde des sociétés gouvernées par la loi du salaire naturel (c’est-à-dire par la loi du standard de vie), et des sociétés gouvernées par la loi du « salaire minimisé », abaissé en dessous du seuil du standard de vie par l’intervention d’un autre mécanisme que celui de l’offre et de la demande.
Les premières — les sociétés occidentales du bien-être et du progrès — peuvent « perpétuer leur espèce », tandis que les secondes — orientales — sont empêchées de le faire.
Cette division est valable à la fois entre nations et entre classes sociales.
Le phénomène qu’Eminescu observe ne concerne pas simplement la pauvreté en général, mais un fait plus grave : dans le cas des peuples orientaux (et en particulier de la Roumanie), l’écart entre le salaire réel et le salaire naturel est si grand qu’il menace directement l’existence même des peuples.
Les économies de type oriental, avertit Eminescu, mettent en danger la survie même des nations.
Qu’est-ce qui provoque une telle division tragique des chances de survie dans le monde et au sein des sociétés ?
Chez Ricardo, les variations du salaire réel autour du salaire naturel sont déterminées par la loi de l’offre et de la demande et par la densité de la population.
Mais Eminescu aboutit à une théorie propre : selon lui, ce qui détermine le niveau du salaire réel n’est ni la dynamique démographique ni la loi du marché, mais le système qui détache l’économie de la société, autrement dit, qui fausse la loi de l’offre et de la demande.
La théorie de la « couche superposée » et la sociologie éminescienne des seuils de pauvreté
Dans une société qui porte le fardeau d’une pătură superpusă (couche parasitaire), souligne le poète, le prix du travail n’est pas fixé en fonction du niveau du salaire naturel, mais par rapport à un seuil bien inférieur au standard de vie.
Comment cela est-il possible ? Eminescu écrit :
« Les revenus de l’État, perçus sur les contribuables, sont le paiement que le citoyen donne pour recevoir en échange des services équivalents. (…)
La somme disproportionnée que l’on prélève chaque année sur la richesse commune, au lieu d’être utilisée pour le développement de la vie économique et culturelle des populations, est partagée en sinécures grandes et petites au profit d’une classe d’hommes sans savoir ni mérite, lesquels, précisément parce qu’ils n’en ont aucun, se sont constitués en une société d’exploitation pour laquelle tous les moyens d’accéder ou de se maintenir au pouvoir sont bons. (…)
C’est précisément dans les classes positives de la nation que l’on observe une diminution continue de la richesse : sous toutes sortes de formes ingénieuses, on leur soutire jusqu’au dernier sou pour entretenir le luxe de nullités ambitieuses, incapables de travail, tout comme elles sont incapables de justice et de vérité. »⁶
Cette diminution constante de la richesse des classes productives n’est donc pas, selon Eminescu, la conséquence d’une croissance démographique (comme le supposait Ricardo).
Dans le cas de la société roumaine, Eminescu observe une étrange déviation du mécanisme ricardien : chez Ricardo, salaire et population varient en sens inverse.
Mais chez Eminescu, on constate que la baisse du salaire réel se produit en même temps que la baisse de la population.
Ainsi, la densité démographique ne peut expliquer la variation du salaire réel autour du salaire naturel.
Ce constat — cette terrible anomalie du cas roumain — exigeait non pas une simple correction de la théorie du salaire naturel, mais l’élaboration d’une théorie entièrement nouvelle, radicalement différente de celle de Ricardo : la théorie de la pătură superpusă et de la sous-vie, ce que nous appellerions aujourd’hui la sociologie des seuils de pauvreté.
Sous le régime de domination de cette couche superposée, les grandes entreprises et propriétés ressemblent à des cathédrales dans le désert, tandis que le pays tout entier devient, pour cette caste parasitaire, un simple « hôtel des patriotes de profession »⁷.
Eminescu écrit encore :
« Il est pour nous certain et indiscutable que le système actuel d’exploitation économique peut laisser place, sous le règne d’autres idées, à un système d’harmonie des intérêts ; qu’à la place de la spéculation peut venir l’industrie, et notamment celle qui complète l’activité agricole et s’y rattache.
Un tel système, comme celui existant au Danemark, occuperait utilement les bras jusqu’ici improductifs, et à la fois pour leur bien et celui des autres, en supprimant les graves inconvénients du déséquilibre actuel entre classes productrices et classes consommatrices. »
Ainsi, la théorie d’Eminescu inclut une explication complète, dont nous n’avons ici retenu qu’un aspect.
Et aujourd’hui encore, nous constatons que les problèmes de la Roumanie restent les mêmes :
le salaire réel demeure sous le standard de vie ;
l’économie marchande [étrangère] domine l’économie nationale ;
le « développement durable » laisse place à une sous-développement durable ;
la couche superposée reste déconnectée des souffrances du peuple appauvri ;
le pays réel est séparé du pays légal ;
la destruction de l’industrie a affaibli le fond des forces et des capacités du peuple.
Une seule différence :
Aujourd’hui, nous disposons de la paradigme Eminescu, cette clé capable de résoudre les problèmes et de tracer la voie de sortie hors de leur obscurité vers un développement national véritable.
Il est donc légitime — et même impératif — de dire aujourd’hui :
« Avançons pour retrouvons Eminescu ! » [Înapoi la Eminescu !]
Notes :
Cf. Eminescu, Éd. Minerva, coll. Universitas, Bucarest, 1988, pp. 163-165.
Cf. M. Eminescu, Œuvres, vol. XIV, Traductions, p. 941.
Cf. Fragmentarium, p. 150.
Cf. V. Madgearu, Cours d’économie politique, p. 359.
Ibid.
M. Eminescu, Œuvres, vol. XII, Éd. de l’Académie, Bucarest, 1985, pp. 19-20.
M. Eminescu, La vraie patrie, op. cit., p. 126.
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