[Arhiva Românilor] Alexandre Soljenitsyne et le choc de l’Histoire : une étude sur Deux siècles ensemble et sa réception européenne
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Dan Culcer
9 mai 2025, 20:45 (acum 14 ore)
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Alexandre Soljenitsyne et le choc de l’Histoire : une étude sur Deux siècles ensemble et sa réception européenne

Redactați în limba franceză un studiu de tip universitar despre cartea în două volume scrisă de Alexandre Soljenitsyne intitulată Deux siecle ensemble, Flammarion, și despre receptarea ei în Franța, Germania, Anglia, Spania, Italia, Ungaria și România, Rusia. D.C.

Introduction
Alexandre Soljenitsyne occupe une place singulière dans le paysage intellectuel du XXe siècle. Écrivain, dissident soviétique, lauréat du prix Nobel de littérature en 1970, il incarne la figure de l’intellectuel moral engagé contre le totalitarisme. Après avoir dénoncé le système du goulag dans ses œuvres majeures comme Une journée d’Ivan Denissovitch ou L’Archipel du Goulag, Soljenitsyne se tourne, à la fin de sa vie, vers une entreprise historico-littéraire de grande ampleur : Deux siècles ensemble (Dve veka vmeste), publiée en deux volumes entre 2001 et 2002. Cette œuvre traite des relations entre Russes et Juifs sur une période couvrant l’Empire tsariste (1795–1916) et l’URSS (1917–1972).

L’ambition de Soljenitsyne est double : rétablir une vérité historique trop souvent masquée par des récits partisans, et réfléchir aux dynamiques culturelles, politiques et religieuses qui ont marqué la cohabitation entre ces deux peuples. L’ouvrage a suscité de vives controverses, notamment l’accusation d’antisémitisme, tout en suscitant un intérêt historiographique indéniable.

Ce travail propose une analyse critique de Deux siècles ensemble, suivie d’une étude comparative de sa réception dans plusieurs pays européens : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, la Hongrie et la Roumanie. À travers cette approche, il s’agit de mettre en lumière les écarts de perception culturelle, idéologique et mémorielle autour d’un texte à la fois historique, littéraire et politique.

I. Analyse de l’œuvre : positionnement historiographique et idéologique
A. Méthodologie et sources de Soljenitsyne
Soljenitsyne s’appuie sur une vaste documentation : archives tsaristes et soviétiques, journaux contemporains, témoignages, mémoires, ainsi que sur les travaux d’historiens russes, juifs, soviétiques et occidentaux. Il croise les sources pour tenter d’échapper à la partialité idéologique. Sa méthode, bien qu’empreinte d’une forte subjectivité, reste fidèle à une exigence de confrontation des points de vue.

B. Thèses principales
L’auteur cherche à montrer la complexité des relations russo-juives, marquées à la fois par des périodes de coopération, de coexistence difficile, de conflits et d’exclusions. Il insiste sur la participation active de nombreux Juifs dans le mouvement révolutionnaire de 1917, sans en faire une généralisation ethnique. Il s’oppose à toute idée de culpabilité collective, tout en soulignant des faits historiques souvent ignorés ou minorés dans l’historiographie soviétique ou occidentale.

C. Réception interne en Russie
En Russie, l’ouvrage a suscité un débat houleux. Les milieux nationalistes et patriotiques l’ont salué comme une œuvre de vérité. Les intellectuels libéraux et les organisations juives ont critiqué son ton parfois ambigu, voire dangereux. Cependant, la réception russe a connu plusieurs étapes. À sa publication, l’ouvrage fut ignoré par les grands organes de presse libéraux, mais promu dans des cercles orthodoxes et conservateurs, notamment par le journal Zavtra ou encore la maison d’édition Russkiy Put’ dirigée par Natalya Soljenitsyna. Comme le note Georges Nivat, l’œuvre est considérée par Soljenitsyne lui-même comme « une tentative de réconciliation, et non de division ». Mais elle a été perçue comme l’expression d’un nationalisme ethno-religieux, mêlé d’une critique sévère du cosmopolitisme bolchévique. Malgré la controverse, l’œuvre est intégrée aujourd’hui dans plusieurs programmes universitaires russes en histoire et littérature.

G. Roumanie
En Roumanie, l’œuvre a suscité un intérêt considérable. Plusieurs revues culturelles (România Literară, Idei în dialog, Observator cultural) ont publié des analyses approfondies. Des intellectuels comme Gabriel Liiceanu ou H.-R. Patapievici ont défendu la démarche de Soljenitsyne, en l’inscrivant dans un effort de réhabilitation de la mémoire historique nationale. Dans un essai de 2005, Patapievici soulignait que Soljenitsyne « ose dire ce que les historiens occidentaux taisent, par prudence ou par paresse idéologique » (Politice, Humanitas). L’œuvre a aussi été citée dans des débats publics sur la mémoire du communisme, aux côtés de documents comme le Rapport Tismăneanu. À gauche, certains critiques comme Alexandru Matei ou Bogdan-Alexandru Stănescu ont dénoncé une lecture idéologiquement biaisée et potentiellement dangereuse. La présence historique de la communauté juive en Roumanie, combinée à la mémoire du régime communiste, a conféré à la réception roumaine une charge émotionnelle et politique particulière. L’ouvrage a été traduit partiellement en roumain et discuté dans les milieux universitaires de Cluj, Iași et Bucarest.

II. Réception critique en Europe
A. France
En France, Deux siècles ensemble a provoqué des réactions contrastées. Publiée chez Flammarion, la traduction a été accompagnée de débats passionnés dans la presse et les milieux intellectuels. Des auteurs comme Alain Finkielkraut ont salué la rigueur du projet et son courage moral, tout en soulignant les risques d’interprétations abusives. Bernard-Henri Lévy, au contraire, a dénoncé une tentative de réhabilitation masquée d’un certain antisémitisme russe, parlant d’un « piège subtil tendu au lecteur occidental ». Dans Le Monde, l’historien Nicolas Werth souligne les lacunes méthodologiques de l’œuvre, notamment l’usage sélectif des sources.

Du côté des revues de droite ou identitaires comme Éléments ou La Nouvelle Revue d’Histoire, l’œuvre a été lue comme une dénonciation légitime de la mémoire révolutionnaire gauchisante. La réception française illustre la fracture mémorielle entre une culture politique universaliste, méfiante envers les récits nationaux trop forts, et un courant plus soucieux de continuité historique.

B. Allemagne
En Allemagne, la réception de Deux siècles ensemble a été marquée par une certaine discrétion médiatique, mais aussi par un débat académique soutenu. Traduit chez Herbig Verlag, l’ouvrage a été perçu dans les cercles conservateurs comme une tentative salutaire de rééquilibrage mémoriel, notamment face aux récits surreprésentant les souffrances juives sans contextualisation historique plus large. Certains historiens, comme Ernst Nolte, ont vu dans l’analyse de Soljenitsyne une continuité avec leur propre travail de contextualisation des totalitarismes. D’autres, en revanche, comme Wolfgang Benz ou Micha Brumlik, ont fermement critiqué l’ouvrage pour ses généralisations dangereuses et son manque de rigueur critique. La presse grand public, notamment Die Zeit ou Frankfurter Allgemeine Zeitung, s’est montrée prudente, évoquant les « zones grises » du livre et les risques de récupération par l’extrême droite. Le débat s’est cristallisé autour de la question de la responsabilité historique, particulièrement sensible dans un pays encore fortement marqué par la mémoire de la Shoah.

C. Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, Two Centuries Together n’a pas bénéficié d’une large diffusion, mais il a attiré l’attention d’un petit cercle d’intellectuels et d’historiens spécialisés dans l’histoire russe et soviétique. Le Times Literary Supplement et The Guardian ont publié des recensions contrastées, oscillant entre admiration pour la tentative de Soljenitsyne d’aborder un sujet tabou, et critiques concernant son ton moralisateur et ses raccourcis historiques. Des chercheurs comme Orlando Figes ont salué la richesse documentaire de l’ouvrage tout en dénonçant un certain biais idéologique. L’absence de traduction intégrale en anglais (seules des éditions partielles ou non officielles circulent) a limité sa réception au sein du grand public. Dans les milieux conservateurs ou eurosceptiques, l’œuvre a toutefois été mobilisée pour critiquer l’occultation du rôle des élites juives dans les mouvements révolutionnaires, en lien avec une critique plus large du politiquement correct. Cette instrumentalisation a contribué à marginaliser le débat sérieux autour de l’œuvre dans l’espace académique britannique.

D. Espagne
En Espagne, la réception de Dos siglos juntos s’inscrit dans un contexte marqué par un regain d’intérêt pour l’histoire des totalitarismes et des mémoires refoulées du XXe siècle. Traduit partiellement par une maison d’édition madrilène indépendante, l’ouvrage a fait l’objet de débats dans les revues comme Revista de Libros ou Claves de Razón Práctica. L’historien Stanley Payne, bien connu pour ses travaux sur le franquisme et le communisme, a salué la volonté de Soljenitsyne de mettre à nu les mythes fondateurs du bolchevisme, y compris dans leur composante juive. À gauche, en revanche, des intellectuels comme Javier Cercas ou Ignacio Ramonet ont critiqué un récit jugé trop univoque et potentiellement dangereux dans un pays où les tensions mémorielles autour de la guerre civile et de la dictature franquiste restent vives. L’œuvre n’a pas été massivement médiatisée, mais elle a nourri une réflexion sur les usages de l’histoire dans un espace public toujours polarisé entre mémoire franquiste et mémoire républicaine.

E. Italie
En Italie, Due secoli insieme a suscité un intérêt particulier dans les milieux intellectuels catholiques et conservateurs. Publié par les éditions Mondadori, l’ouvrage a été introduit par une préface favorable de l’historien Ernesto Galli della Loggia, qui y voyait un antidote aux récits hégémoniques de la mémoire antifasciste. Dans les pages du Corriere della Sera et de Il Foglio, plusieurs tribunes ont défendu Soljenitsyne contre les accusations d’antisémitisme, mettant en avant sa volonté de réconciliation historique. À gauche, cependant, les critiques ont été virulentes. L’historien Enzo Traverso a dénoncé une lecture révisionniste et dangereusement ethnicisée de l’histoire soviétique. Comme dans d’autres pays d’Europe du Sud, la réception de l’œuvre s’est faite dans un climat tendu, où les questions identitaires, religieuses et politiques interfèrent avec les débats historiographiques. L’œuvre a été discutée également dans les milieux universitaires, notamment à l’université de Bologne et à la Sapienza de Rome, souvent dans le cadre de séminaires sur la mémoire postcommuniste.

F. Hongrie
En Hongrie, Két évszázad együtt a trouvé un écho puissant dans un pays lui-même marqué par une mémoire conflictuelle du communisme et de la collaboration juive au sein de l’appareil d’État stalinien. Traduit dans les années 2000, l’ouvrage a été salué par des figures conservatrices et nationalistes comme László Kövér ou Tamás Fricz, qui y ont vu une légitimation intellectuelle de leur propre critique du cosmopolitisme postcommuniste. Dans la revue Magyar Szemle, dirigée par des proches de Viktor Orbán, des articles ont souligné la pertinence de l’analyse de Soljenitsyne pour comprendre les clivages historiques de la Hongrie moderne. À gauche, les critiques ont accusé l’ouvrage d’alimenter un antisémitisme latent. Des chercheurs comme András Kovács ont mis en garde contre une lecture qui essentialiserait les rôles historiques sur des bases ethniques ou religieuses. L’œuvre a néanmoins été incluse dans certains cursus universitaires d’histoire et de sciences politiques, souvent comme point de départ d’un débat sur les relations judéo-magyaro-russes et la politisation de la mémoire.

Synthèse comparative
À travers ces différentes réceptions, Deux siècles ensemble révèle les lignes de fracture mémorielles de l’Europe contemporaine. Dans les pays d’Europe occidentale (France, Allemagne, Royaume-Uni), l’œuvre est abordée avec prudence, souvent à travers le prisme de la lutte contre l’antisémitisme et d’une culture de la mémoire centrée sur la Shoah. En revanche, dans les pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Roumanie), l’ouvrage a souvent été mobilisé pour relancer des débats identitaires et réhabiliter des récits nationaux occultés sous le communisme. L’Italie et l’Espagne, situées à la charnière, présentent une réception ambivalente, marquée à la fois par des instrumentalisations idéologiques et par de réels débats historiographiques.

Cette cartographie critique souligne le rôle de la mémoire historique dans la définition des identités collectives européennes. Deux siècles ensemble, en tant qu’objet polémique et analytique, sert ici de révélateur des tensions entre repentance occidentale et résurgence identitaire postcommuniste.

II. Réception critique en Europe
A. France
En France, la réception de Deux siècles ensemble a été marquée par des débats passionnés. L’ouvrage, publié chez Flammarion, a suscité des réactions contrastées. Des intellectuels comme Alain Finkielkraut ont salué la rigueur du projet et son courage moral, tout en soulignant les risques d’interprétations abusives. D’autres, tels que Bernard-Henri Lévy, ont critiqué l’œuvre, la qualifiant de tentative de réhabilitation masquée d’un certain antisémitisme russe. Dans Le Monde, l’historien Nicolas Werth a souligné les lacunes méthodologiques de l’œuvre, notamment l’usage sélectif des sources. Des critiques ont également pointé des passages jugés problématiques, comme celui où Soljenitsyne affirme que « les Juifs ont pratiqué la vente d’alcool […] et donc poussé le peuple russe à l’ivrognerie » .Le Monde.fr

Du côté des revues de droite ou identitaires, l’œuvre a été lue comme une dénonciation légitime de la mémoire révolutionnaire gauchisante. La réception française illustre la fracture mémorielle entre une culture politique universaliste, méfiante envers les récits nationaux trop forts, et un courant plus soucieux de continuité historique.

III. Enjeux critiques et débat sur la mémoire européenne
La réception européenne de Deux siècles ensemble met en lumière plusieurs enjeux critiques majeurs.

Le premier concerne la tension entre mémoire nationale et mémoire transnationale. Dans des pays comme la France ou l’Allemagne, l’accent est mis sur la responsabilité collective et la vigilance face aux réécritures du passé. En Russie ou en Roumanie, au contraire, l’œuvre de Soljenitsyne a été utilisée pour raviver une mémoire nationale longtemps réprimée, dans un contexte de reconquête identitaire.

Le deuxième enjeu est celui du rôle de l’intellectuel dans l’espace public post-totalitaire. Soljenitsyne, en tant que figure d’autorité morale, est perçu tantôt comme un lanceur d’alerte, tantôt comme un vecteur de ressentiment. Cette dualité interroge les limites de la liberté d’expression en matière historique, surtout lorsqu’elle touche des sujets aussi sensibles que l’antisémitisme ou les origines sociales du communisme.

Enfin, l’ouvrage invite à réfléchir sur la manière dont l’Europe contemporaine pense sa propre histoire à travers le prisme du XXe siècle. En confrontant des récits souvent incompatibles, Deux siècles ensemble agit comme un révélateur des fractures de la mémoire européenne : entre Est et Ouest, entre oubli et hypertrophie mémorielle, entre repentance et revendication identitaire.