[Arhiva Românilor] Matei CAZACU. Les juifs de Roumanie au XXe siècle
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19 dec. 2023, 22:11 (acum 13 ore)
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Les juifs de Roumanie au XXe siècle
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Roumanie avait la troisième communauté juive d’Europe après la Pologne et l’URSS : 756.930 personnes s’étaient déclarées de religion mosaïque lors du recensement de la population de 1930 soit un pourcentage de 4,2% du total de la population (18.057.028 en 1939, lorsque le nombre des Juifs avait augmenté de moins de 7.000 personnes par rapport à 1930). Ce pourcentage variait à peine lorsqu’on prenait comme élément d’identification la « nationalité ethnique » (728.1l5 personnes, soit 4% du total), mais baissait considérablement selon la langue maternelle yiddish (2,9%, soit 518.754 personnes). Les Juifs représentaient de la sorte la deuxième minorité ethnique de Roumanie après les Hongrois (1.425.507 âmes, donc 7,9%) et devançaient légèrement les Allemands (745.241 Saxons de Transylvanie et Souabes du Banat, Allemands de Bessarabie, de Bucovine et de la Dobroudja), en tout 4,1% du total de la population.
La structure socioprofessionnelle de la population juive de Roumanie et son histoire étaient différentes d’une région à l’autre du pays. On y distinguait en effet plusieurs zones :
1) La première était la Petite Roumanie (ou le Vieux Royaume), le noyau territorial du pays formé par l’union en 1859 des principautés de Valachie et de Moldavie. Les deux pays, apparus sur la carte politique de l’Europe au XIVe siècle, avaient été vassaux de l’Empire ottoman depuis le XVe siècle. En 1774, par le Traité de Kutchuk-Kaïnardji, la Russie s’était arrogé le statut de Puissance protectrice des chrétiens de l’Empire ottoman et, partant, des deux principautés. Cette double dépendance – suzeraineté ottomane et protectorat russe – avait été remplacée, lors du Congrès de Paris de 1856, par un protectorat collectif des sept Puissances européennes : la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, le Piémont, la Russie et l’Empire ottoman. C’est seulement en 1877 que la Roumanie proclama son indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance suzeraine, mais cette indépendance ne fut reconnue par les Puissances européennes réunies au Congrès de Berlin qu’au prix de la modification de l’article 7 de la Constitution adoptée en 1866.
Cet article prévoyait que la citoyenneté roumaine était accessible uniquement aux étrangers de rite chrétien, ce qui excluait les Juifs et les Musulmans. L’article en question fut modifié sous la pression internationale, mais la naturalisation des Juifs fut très lente jusqu’en 1918 – à peine 3.000 personnes.
Finalement, la Roumanie sérieusement agrandie après la Première Guerre mondiale, signa en 1919 le Traité des minorités de Paris et accorda la naturalisation en masse à toute sa population juive, tout comme aux ressortissants des autres minorités vivant dans les territoires nouvellement acquis.
Comment on en était arrivé là ? Pour toute la période antérieure – et ce depuis les premières mentions de l’existence des Juifs isolés ou vivant en communautés – les deux pays roumains avaient pratiqué une politique que les historiens ont appelé « tolérance hostile » (Șerban Papacostea). Pour notre part, nous proposons le terme de « apartheid mou », car il s’agissait de sociétés à dominante chrétienne orthodoxe qui toléraient l’existence de groupes étrangers : Juifs, Arméniens, Hongrois, Allemands, pour ne citer que les hétérodoxes, mais sans se mêler autrement que par la conversion au christianisme oriental. Ces groupes – et notamment les deux premiers – étaient organisés en «corporations » (bresle) à base ethnico-religieuse, avec, à leur tête, un chef religieux : le grand rabbin (ou haham bacha) pour les uns, l’évêque arménien pour les autres. Cette organisation – connue depuis 1401 pour les Arméniens, mais seulement depuis 1666 pour les Juifs de Moldavie – était similaire à celle existant dans l’Empire ottoman où les sujets non-musulmans (ou « mécréants protégés ») étaient organisés en millet sous la direction de leurs chefs religieux.
Nous ne possédons pas de statistiques de la population juive de Valachie et de Moldavie avant le XIXe siècle, mais force est de constater que cette population fut très restreinte sinon fort discrète. Au début, il s’agissait de Juifs chassés de Hongrie au XIVe siècle et de Sépharades installés en Moldavie entre 1517-1527. Sujets turcs ou polonais, ils s’occupaient essentiellement du commerce entre les pays roumains, la Pologne et l’Empire ottoman, avant de créer des communautés stables à Bucarest et à Suceava, puis lași, les capitales des deux principautés. Leur nombre augmenta en Moldavie suite aux persécutions des Cosaques au XVIIe siècle en Ukraine, mais aussi du fait de l’intégration des pays roumains dans l’espace économique ottoman. Toutefois, les chiffres fournis par les différentes sources montrent qu’il s’agissait de communautés de taille modeste qui ne dépassaient pas 10.000 âmes en Valachie dans la première moitié du XIXe siècle (sur un total de 2,5 millions d’habitants).
La situation était semblable en Moldavie jusqu’aux partages de la Pologne (1772, 1773, 1795) qui virent affluer au pays une importante population juive : environ 3.000 chefs de famille en 1803, environ 4.728 en 1820 (donc 18.912 personnes), environ 32.000 en 1831 et 118.922 en 1859 (27.401 familles). Le phénomène continue après cette date – 1859 – qui vit la naissance de l’État roumain. Ainsi, en 1899, on enregistrait 269.015 Juifs pour une population de 5.912.520 habitants, soit 4,5 % du total.
Les Juifs – tout comme les Arméniens en Moldavie – n’avaient pas le droit de posséder des terres et de remplir des fonctions à la Cour princière ou dans l’administration centrale et locale. Ils ne pouvaient épouser des Roumaines sauf s’ils se faisaient baptiser. Ils étaient généralement moins imposés que les autochtones mais souffraient autant, sinon plus qu’eux de l’arbitraire princier. C’est pourquoi ils préféraient être sujets ottomans ou polonais, auquel cas ils avaient un recours en cas d’abus des autorités à leur encontre. Après le traité de Kutchuk-Kaïnardji, les pays européens ouvrirent des consulats à Bucarest et à Iași. Certains étrangers, mais aussi des commerçants et artisans roumains, devinrent sujets étrangers (sudiți) pour les mêmes raisons. La fermeture des consulats étrangers suite à la proclamation de l’indépendance de 1877 laissa ainsi quelques milliers de personnes sans aucune protection ni citoyenneté. C’est de là que vient sans doute l’image injurieuse du Juif heimatlos (apatride).
Les révolutionnaires de 1848, tant ceux de Valachie que ceux de Moldavie, avaient inscrit dans leurs programmes l’émancipation des Juifs roumains. Ce projet rompait avec la coutume qui voulait que les non chrétiens devaient se convertir pour acquérir la citoyenneté. La modernité induite par l’union de 1859 et par les nombreuses réformes du prince Alexandre l. Cuza (1859-1866) devait, dans la conception du prince, amener aussi la naturalisation des Juifs qui jouissaient, pour ceux d’entre eux nés dans le pays et ne bénéficiant pas d’une autre citoyenneté, des droits politiques. Cette mesure figurait dans l’article 46 de la Convention de Paris qui a représenté la loi fondamentale de la Roumanie entre 1858 et 1866.
Mais la Constitution de 1866, votée après l’abdication de Cuza et la venue au trône de Carol Ier de Hohenzollern-Sigmaringen (1866-1914), revint sur le projet originaire et réserva, comme nous l’avons vu plus haut, la nationalité roumaine aux seuls chrétiens. Cet acte se fit au milieu de manifestations antisémites à Bucarest où la nouvelle synagogue fut brulée. Ces troubles étaient le fait d’un groupe de députés, notamment moldaves, mais aussi valaques, qui avouaient craindre que la naturalisation en masse des Juifs aille rendre ces derniers les maîtres du pays grâce à leur travail, à leur compétence et à leurs capitaux. Les partisans de cette politique considéraient les Juifs – et notamment ceux de Moldavie – comme des étrangers, des immigrants de date récente, qui devaient s’intégrer dans la société roumaine avant de prétendre à la naturalisation. Comme il leur était interdit d’acquérir des terres et des immeubles, ces Juifs s’étaient spécialisés dans les métiers, le commerce et le crédit ; de la sorte, ils ne faisaient pas de la concurrence aux grands propriétaires terriens qui formaient l’élite politique du pays, mais plutôt à la bourgeoisie naissante et aux aristocrates appauvris.
Naturalisés en masse en 1919, les Juifs du Vieux Royaume représentaient, en 1930, une population de 264.038 personnes, soit 34,88 % du total de la minorité juive.
2) La deuxième zone de la Roumanie abritant une importante population juive était la Transylvanie lato sensu avec les provinces de la Transylvanie historique, le Banat, Crișana et Maramureș : 192.833 personnes y habitaient en 1930, soit 24,48% du total de la population juive roumaine. Ici, les Juifs bénéficiaient des droits politiques depuis 1867 et leur intégration avança à grands pas avant 1918, tout comme dans le reste de l’Empire austro-hongrois, La Transylvanie avait fait partie de la Hongrie médiévale pour devenir, après la chute du royaume au XVIe siècle, une principauté vassale des Ottomans. L’occupation de toute la région par l’Autriche en 1699 avait amélioré Ia situation des Juifs qui ont profité des réformes de l’époque des Lumières et du XIXe siècle.
3) Une troisième zone était constituée par Ia Bucovine, la partie septentrionale de la Moldavie (env. 10.000 km2) arrachée par l’Autriche en 1775 pour assurer la liaison terrestre de la Transylvanie avec la Galicie déjà prise à la Pologne. Ici, la situation de la population juive, qui formait 10,9% du total, était comparable à celle de la Transylvanie, avec Ia précision que les Juifs bucoviniens étaient ressentis comme allemands, alors que ceux de Transylvanie pratiquaient surtout le hongrois. En 1930, la Bucovine abritait 93.101 Juifs définis selon le critère de la religion.
4) Enfin, la quatrième région réunie en 1918 à la Grande Roumanie était la Bessarabie ou Moldavie orientale. Ici, la population juive, peu nombreuse en 1812, lorsque la région avait été occupée par Ia Russie, atteignait en 1930 pas moins de 206.958 âmes, soit 7,2% de la population de la province. La Bessarabie russe partageait, du point de vue du statut des Juifs, le sort de la Pologne et de l’Ukraine de l’Empire tsariste, avec l’interdiction de sortir du territoire et des pogroms comme ceux de 1903 à Kichinev (Chișinău, en roumain). Ceci a eu pour effet le maintien d’une forte conscience ethnique et linguistique (yiddish), à la différence des provinces austro-hongroises et même du Vieux Royaume.
L’intégration des Juifs dans la société roumaine à partir de 1919 a coïncidé avec la mise en chantier de tout un train de réformes qui ont profondément modifié les structures du pays. L’adoption du suffrage universel et une massive réforme agraire ont eu comme résultat Ia transformation en citoyens à part entière non seulement des membres des minorités nationales (28,5% du total de la population), mais aussi de l’immense masse de la paysannerie qui formait plus des trois quarts de la nation. Cet électorat majoritairement illettré et sans une claire conscience politique était réceptif au discours des extrêmes-droites nationalistes, très virulentes après 1919, qui eurent vite fait de lui inculquer l’idée que les Juifs représentaient le principal obstacle à son bien-être. Les paysans connaissaient les Juifs dans la posture de cabaretiers, d’usuriers, de marchands et d’artisans. Selon un auteur français qui a bien connu les réalités roumaines :
« De bonne heure, surtout en Moldavie, les Juifs avaient pris dans la vie économique une place que les Roumains ne tardèrent pas à trouver inquiétante. Une bonne partie du commerce, de la banque, de l’industrie était entre leurs mains. Dans les villages, la plupart des cabarets leur appartenaient. C’étaient eux qui, dans les campagnes, faisaient fonction de banquiers. Ils étaient des hommes d’affaires, des factotums que les Roumains aimaient avoir à leur disposition : chaque famille riche avait « son Juif ». Au temps où les boyards possédaient encore des milliers d’hectares et souvent ne se souciaient guère de gérer personnellement leurs domaines, c’étaient les Juifs qui, généralement, en étaient chargés, soit à titre d’administrateurs, soit à titre de fermiers; ce fut beaucoup des abus dont les paysans faisaient grief aux fermiers juifs que procéda la jacquerie de 1907. Cette situation privilégiée, les Juifs l’avaient acquise par les qualités de travail, d’intelligence, d’entregent dont ils sont généralement doués et qui tranchent avec l’indolence où se complaît trop souvent le Roumain, surtout le Moldave ».
Dans le milieu urbain, les étudiants, notamment ceux de Iași, l’ancienne capitale de la Moldavie, les chômeurs intellectuels et le lumpenprolétariat urbain vinrent à identifier le péril bolchevik avec les Juifs ; c’était là le fruit de la propagande du mouvement nationaliste animé par un professeur d’université, A. C. Cuza (1858-1947), neveu du prince homonyme. Son mouvement prit le nom de Parti national chrétien démocrate, puis Ligue de défense national-chrétienne et enfin Parti national chrétien (PNC). Une scission produite en 1927 et dirigée par un ancien étudiant en droit, Corneliu Zelea Codreanu, s’intitula « Légion de l’archange Michel » et par la suite la « Garde de fer ». Les premiers portaient des chemises bleues et les seconds des chemises vertes, des bottes, des ceinturons en diagonale sur la poitrine, un pistolet à la hanche, et pratiquaient le salut romain. Leur idéologie se résumait à la foi orthodoxe, l’expulsion des Juifs et Ia création de l’homme nouveau éduqué dans le culte du chef et de la mort. Leurs manifestations se faisaient en colonnes, avec des croix, des drapeaux et des chants ; pendant les vacances d’été, les militants organisaient des camps de travail d’intérêt général dans des villages pauvres. Leurs gesticulations seraient restées plutôt folkloriques si les autorités du pays n’avaient décidé de les réprimer avec dureté, enclenchant ainsi le cycle de la répression et de la violence qui allait engloutir en 1940 la Grande Roumanie.
Au cours des années ‘20, le discours antisémite en Roumanie calquait encore celui, plus généralement xénophobe, qui englobait également les Hongrois et les autres minorités ayant des États nationaux irrédentistes dans le voisinage de la Roumanie. Les agressions répétées des agents soviétiques (qui déclenchèrent la révolte de Tatar Bunar en Bessarabie en 1924), des comitadjis bulgares dans le sud de la Dobroudja et l’irrédentisme hongrois ont créé une mentalité obsidionale dans laquelle les Juifs de Transylvanie furent assimilés aux Hongrois (dont ils parlaient la langue), ceux de Bucovine aux Allemands et au germanisme en général, et ceux de Bessarabie aux Russes et aux bolcheviks.
Avec la crise économique de 1929-1933 qui frappa très durement l’agriculture et, partant, la paysannerie, cette dernière devint plus réceptive au discours des idéologues des chemises vertes et bleues qui présentaient les ploutocrates et les bolcheviks comme les deux faces de la conspiration juive contre la Roumanie. Les élections de décembre 1937, organisées par le Parti national libéral après un gouvernement de quatre années qui ont été les plus prospères de la période de l’entre-deux-guerres, enregistrent une formidable montée de l’extrême-droite qui engrange environ un tiers des voix: 15,58% pour la Garde de fer (en réalité beaucoup plus, entre 20 et 25%) et 9,15% pour le Parti national chrétien de A.C. Cuza et de son nouvel allié, le poète Octavian Goga.
Le message de ces mouvements se réduisait au fond à l’affirmation répétée que les Juifs avaient réussi leur mainmise sur l’économie et la société roumaines. Les statistiques présentées à cet effet révélaient que l’éventail des structures socioprofessionnelles de la population roumaine était complètement à l’opposé de celui de la minorité juive. Alors que 73,7% de la population roumaine vivait de l’agriculture, seuls 4,17% du total des Juifs y étaient employés, notamment au Maramureș et en Bessarabie, 4,2% des Roumains étaient actifs dans le commerce et le crédit, alors que presque la moitié des actifs juifs (48,3%) y travaillaient ; enfin, seuls 11,3% des Roumains travaillaient dans l’industrie et les métiers, alors que 32,8% des Juifs y étaient actifs. Les pourcentages des gens vivant dans le milieu urbain et rural étaient exactement à l’inverse, avec 70% des Juifs en milieu urbain et un peu plus de Roumains en milieu rural.
À priori, cette parfaite complémentarité socioprofessionnelle et géographique aurait dû assurer une cohabitation harmonieuse sinon sans heurts entre la majorité de la population et la minorité juive : les Juifs occupaient, après tout, les créneaux délaissés par les Roumains, plus occupés par l’agriculture, par le service public et les institutions bureaucratiques que par le commerce, les métiers et l’industrie. L’identification du Roumain type avec le paysan, un thème identitaire très prisé par l’intellectualité roumaine depuis le XIXe siècle (même si la réalité du vécu paysan était d’une révoltante misère et ignorance), excluait ipso facto les Juifs, essentiellement bourgeois et vivant en milieu urbain. Il n’y avait donc pas de concurrence dans ce domaine. L’équilibre s’est rompu au moment de la crise économique de 1929-1933 lorsque l’incapacité de l’État d’assurer le suivi de la réforme agraire et d’encourager le plein emploi est devenue patente.
Ceci était d’autant plus visible en Bucovine et en Bessarabie et Moldavie du nord où vivait une forte population juive. Relisons encore le témoignage d’Henri Prost :
« Dans les villes (de ces régions), la quasi totalité des enseignes portaient des noms juifs, mais aussi, ce qui était inquiétant (?), dans les villages, qu’il s’agit du cabaretier, du médecin, de l’épicier, du boucher, du marchand de tissus, du tailleur, etc. Sans doute celui qui traversait rapidement ces villages en retirait-il l’impression que le peuplement juif était plus dense qu’il ne l’était en réalité. Il restait toutefois évident que, dans cette partie du pays, tous les échanges économiques étaient contrôlés par les Juifs et que les paysans roumains ou ruthènes devaient user des Juifs pour toutes leurs transactions. Comme le gouvernement de Bucarest ne réussit jamais à créer une organisation de crédit qui fût, comme l’était la Banque agricole de Bulgarie, adaptée aux besoins de la paysannerie, c’est à leurs fournisseurs, c’est-à-dire aux Juifs, et particulièrement aux cabaretiers, que les paysans devaient s’adresser pour se procurer des fonds, on peut imaginer à quel taux (18 % en 1930). Lorsqu’en 1932 on établit la statistique des dettes agricoles, on constata que le paysan, propriétaire de moins de 10 hectares, avait en Bucovine une charge de dettes atteignant, par hectare, une moyenne de 21.000 lei (1 F = 6,6 lei au cours officiel), tandis que dans le Vieux Royaume, cette moyenne n’atteignait que 3 500 lei. Il était patent qu’en Bucovine le plus clair des dettes dont les paysans étaient obérés résultait de l’accumulation d’intérêts, calculés à des taux usuraires. Les mouvements racistes qui ont secoué la Roumanie procédaient avant tout d’une révolte des débiteurs ».
Les gouvernements roumains d’avant 1938 ont fini par comprendre que les raisons des succès de l’extrême-droite résidaient essentiellement dans leurs échecs sur le plan économique et social. C’est pourquoi ils entreprirent de légiférer tout d’abord par la Loi de la conversion des dettes agricoles (1934) qui avait au moins le mérite d’alléger le fardeau pesant sur les épaules de la paysannerie. Une autre série de mesures revêtaient cependant un caractère ouvertement antisémite, telle la Loi pour l’emploi du personnel étranger dans les entreprises (1935), qui frappa aussi les enseignants français des Universités roumaines et les différents projets de numerus clausus (ou Valachicus) dans le barreau, dans le corps des ingénieurs, etc., qui allaient dans le même sens de la «roumanisation » des effectifs. Toutes ces mesures prises ou encouragées par le gouvernement aboutirent, en 1936, au projet de loi portant sur la révision des listes de naturalisation.
L’adoption et la mise en application de tous ces projets, décrets et lois sont passées à la vitesse supérieure lors du court gouvernement du PNC d’Octavian Goga et de A. C. Cuza (décembre 1937 – février 1938). Le nouveau gouvernement – issu des élections ou le PNC avait obtenu à peine 9,15% des suffrages – devait, dans l’idée du roi Carol II, neutraliser la propagande de la Garde de fer sur son propre terrain. Ce qu’il fit par une action systématique de « roumanisation » des milieux de la presse, de l’administration, du commerce, de l’industrie et des métiers, domaines ou étaient actifs une bonne partie des Juifs roumains. S’y ajoutaient des lois plus folkloriques comme l’interdiction pour les Juifs d’engager des servantes chrétiennes âgées de moins de 40 ans afin de ne pas « souiller » les jeunes filles roumaines !
Mais le point fort de son action a été le Décret-loi sur la révision de la citoyenneté (21 janvier 1938) qui eut comme effet le retrait, jusqu’au 15 septembre 1938, de la nationalité roumaine à 225.222 Juifs, soit 36,7% du total de la population juive. L’argumentation du législateur était que ces personnes s’étaient installées en Roumanie après 1919, notamment pendant la Guerre civile en Russie et en Ukraine, et donc elles ne pouvaient bénéficier de la naturalisation en masse prévue par le Traité des Minorités. On sait, en effet, qu’environ 135.000 Juifs polonais, russes et ukrainiens avaient été autorisés à s’installer dans le pays rien qu’entre 1922 et 1926.
Face à ces menaces, les communautés juives avaient décidé de serrer les rangs et de se présenter unies dans leurs rapports avec les autorités. Les Juifs du Vieux Royaume avaient fondé en 1909 l’Union des Juifs autochtones qui se proposait d’agir en vue de leur naturalisation en masse et de lutter contre toute forme d’exclusion et de discrimination à leur égard. En 1923, après l’obtention de la citoyenneté roumaine, ce parti s’est transformé en Union des Juifs roumains avec à sa tête l’avocat Wilhelm Filderman (1882-1963), la plus importante personnalité juive roumaine de l’époque. Sa stratégie électorale consistait dans l’alliance avec les grands partis de la scène politique roumaine et notamment avec le Parti national libéral. D’autres partis politiques propres à la minorité juive ont fait également leur apparition après cette date et ont réussi à envoyer des députés et des sénateurs dans le Parlement roumain. Mais, face à la montée de l’extrême-droite antisémite, ces partis ont créé en 1936 une structure unitaire, le Conseil central des Juifs de Roumanie présidé par le même Filderman qui allait rester, jusqu’en 1945, le principal interlocuteur des gouvernements roumains.
Confronté à l’échec patent du gouvernement nationaliste Goga-Cuza, à la crise généralisée du système parlementaire roumain (dont il était en partie responsable) et aux menaces que faisait peser l’Allemagne sur la paix et l’équilibre européen, le roi Carol II décida la suppression des partis politiques et leur remplacement par un parti unique : le Front de la renaissance nationale devenu, en 1940, le Parti de la nation où furent obligés de s’inscrire tous les fonctionnaires publics. Le roi inaugure ainsi en mars 1938 un régime autoritaire, supprime la Constitution de 1923 et la remplace par une nouvelle Constitution qui met l’accent sur l’unité et la pureté de la race roumaine. Le nouveau régime se proposait de remettre de l’ordre dans les affaires du pays et d’accélérer le processus de création d’une industrie nationale essentiellement lourde et d’armement.
La persécution impitoyable des mouvements d’extrême-droite (notamment de la Garde de fer) et l’interdiction de toute activité politique indépendante du parti unique n’ont pas mis fin à la dynamique destructrice enclenchée par les lois et les mesures xénophobes et antisémites. Après l’exécution de Corneliu Zelea Codreanu et d’un grand nombre de leaders de la Garde de fer, le roi essaya de collaborer avec les extrémistes désireux de passer l’éponge sur le passé, même si cela signifiait leur donner satisfaction. Ainsi, après avoir interdit l’adhésion des Juifs au Parti de la nation (12 juin 1940), le gouvernement Gigurtu, qui contenait des « gardistes » et des « cuzistes », donc des membres des partis d’extrême-droite, promulgue le 9 août 1940 le Statut des Juifs, ouvertement inspiré des lois raciales de Nuremberg. Le Statut supprimait de fait tous les droits civils et politiques des Juifs qu’il divisait en trois catégories : A) Ceux qui avaient combattu dans l’armée roumaine et leurs descendants et possédaient la nationalité roumaine avant le 30 décembre 1918. Il s’agissait, au maximum, de 10.000 personnes qui, tout en jouissant de « tous les droits », « ne peuvent posséder des terres, être militaires de carrière et entrer au service de l’État » ; B) Ceux qui habitaient le Vieux Royaume et ont été naturalisés en 1919 ; C) Ceux qui habitaient les provinces annexées en 1918 (Transylvanie, Bucovine, Bessarabie). Ces deux dernières catégories « ne peuvent être fonctionnaires, sont exclus des conseils d’administration », et se confrontaient à bien d’autres restrictions qui touchaient notamment les professions libérales ; il leur était également interdit de faire du commerce dans les communes rurales.
Enfin, le 21 août, un décret interdisait les mariages entre les Roumains « de sang » et les Juifs qui étaient ainsi définis : 1) les personnes de religion mosaïque ; 2) les personnes nées de parents de religion mosaïque ; 3) les chrétiens, nés de parents de religion mosaïque et pas baptisés ; 4) les chrétiens nés d’une mère chrétienne et d’un père de religion mosaïque, non baptisé ; 5) les personnes nées d’une mère de religion mosaïque, en dehors du mariage ; 6) les femmes comprises dans les alinéas précédents, mariées à des chrétiens, si elles s’étaient converties au christianisme au plus tard un an avant la création du Parti de la nation (juin 1939). La loi prévoyait également que les Juifs athées « de sang juif » seront considérés Juifs, et ceux convertis après la ratification de la loi conserveront le même statut juridique.
Cet ensemble de lois raciales ont été promulguées dans une des périodes les plus noires de l’histoire de la Roumanie qui perdait, entre juin et septembre 1940, un tiers de son territoire et un peu moins d’un quart de sa population en faveur de l’Union soviétique (la Bessarabie et la Bucovine du Nord), de la Hongrie (la Transylvanie du Nord) et de la Bulgarie (la Dobroudja du Sud). Alors que le pays s’écroulait sous la pression conjointe de l’Allemagne et de l’URSS, liées par le traité Molotov-Ribbentrop dans leur projet de partage des sphères d’influence en Europe orientale, les derniers gouvernements du roi Carol II s’évertuaient à exclure de la communauté nationale sa minorité la plus dynamique, à la priver de ses moyens d’existence et à la paupériser.
En singeant la législation allemande, le roi et les gouvernants roumains agissaient dans l’espoir tout illusoire de gagner les bonnes grâces d’Hitler qui avait présidé, en 1940, au dépècement de la Grande Roumanie. Mais rien ne pouvait plus arrêter la fin de l’ancien régime : l’hostilité de l’Allemagne et l’exaspération de la classe politique roumaine se sont conjuguées pour obliger le roi Carol à abdiquer en faveur de son fils Michel âgé de 19 ans (le 6 septembre 1940). Toutefois, la réalité du pouvoir se trouvait entre les mains du premier ministre, le général Ion Antonescu (1882-1946) qui suspend la Constitution de 1938, dissout le Parti de la nation et adopte le titre de Conducător (Führer, Duce). La classe politique roumaine, notamment les Partis national libéral et national paysan, refuse cependant de participer au gouvernement et laisse Antonescu, qui n’a pas de parti propre, gouverner avec l’extrême-droite ; le 14 septembre 1940 est proclamé l’État national légionnaire. La Garde de fer avait triomphé en Roumanie, mais l’alliance avec Antonescu ne dure que jusqu’au 21 janvier 1941 et finit dans le sang, les pogroms et les combats de rue entre l’armée et les gardistes. Après cette date, Antonescu gouverne seulement avec des militaires et des experts fournis par les partis politiques traditionnels, revenus à de meilleurs sentiments, et ce jusqu’en août 1944.
Sur le moment, le général se rapproche de l’Allemagne (qui envoie des troupes en Roumanie pour protéger les champs pétroliers et instruire l’armée roumaine), adhère au Pacte tripartite (23 novembre 1940) et signe à Berlin un important accord économique sur dix ans (4 décembre 1940).
Après avoir dépecé la Roumanie, Hitler et Mussolini avaient garanti le 30 août 1940 les nouvelles frontières du pays au grand dam de Staline qui réclamait de nouvelles cessions territoriales en Bucovine, L’Allemagne les lui refusa en arguant que dorénavant la Roumanie se trouvait dans la sphère d’influence politique du Reich. C’est dans cette posture qu’il faut interpréter sa participation à la guerre à l’Est entre le 22 juin 1941 et le 23 août 1944 dans le but avoué et légitime de récupérer les territoires arrachés par l’URSS l’année précédente. Ion Antonescu espérait de la sorte convaincre Hitler de revenir sur l’arbitrage (diktat pour les Roumains) de Vienne du 30 août 1940 qui accordait la Transylvanie du Nord à la Hongrie.
En choisissant le camp de l’Allemagne, la Roumanie rompait complètement avec sa politique traditionnelle d’alliance avec la France et la Grande Bretagne. Ayant constaté la faillite de cette politique après la capitulation de la France et le retrait des Anglais du continent, le pays s’engagea sur la voie de la « révolution nationale » dont les premières victimes allaient être les Juifs. Il faut préciser ici que cette politique ne rencontra aucune résistance sérieuse dans l’opinion publique roumaine, tétanisée par les chocs subis non seulement par le pays, mais par l’Europe toute entière. S’y ajoutait l’indifférence générale à l’égard du sort des Juifs soupçonnés d’avoir de l’aide de l’étranger, l’ignorance voulue ou pas de leurs conditions réelles de vie, l’absence d’intérêt pour leur culture propre, traditions et valeurs. Finalement, les Roumains considéraient les Juifs comme des étrangers inassimilables, comme des agents du germanisme (comme avant 1918), des Hongrois ou des Soviétiques, enrichis sur le dos du pays et, même si chaque Roumain avait son ami juif, le sort de leur communauté en tant que telle leur était égal. C’était là l’héritage de l’apartheid mou, de la tolérance hostile du Moyen Âge, de la propagande nationaliste et même religieuse qui blâmait toujours les Juifs « perfides » comme peuple déicide.
La justification et l’étendue de cette politique se retrouvent clairement exposées dans un livre blanc du gouvernement roumain. La première justification était la nécessité de venir en aide aux réfugiés des territoires perdus en faveur de l’URSS, de la Hongrie et de la Bulgarie. La seconde, qui ne figure pas dans le livre mais qui circulait à l’époque, était la conséquence de l’accusation que la population juive aurait accueilli favorablement l’armée soviétique et, fait plus grave encore, aurait commis des actes hostiles contre l’armée roumaine en retraite. Même si de tels cas ont réellement existé, leur exploitation politique a placé l’ensemble de la population juive de Bessarabie et de Bucovine au rang de « traître » à la patrie.
Le livre blanc s’intitule Deux années de gouvernement (6 septembre 1940 – 6 septembre 1942) et porte la signature du vice-président du Conseil, Mihai Antonescu (aucun lien de parenté avec le général) :
« Afin de poursuivre également sur le plan historique la défense de la Race, le Maréchal Antonescu a émondé la propriété roumaine du gui parasitaire étranger et, par la romanisation de cette propriété, il a rendu au patrimoine national et aux éléments laborieux de la société roumaine le droit à l’indépendance.
« Cette action de roumanisation nous a d’abord permis de faire notre devoir envers les réfugiés des terres roumaines, qui sont encore les plus éprouvés de tous les Roumains ; leur venir en aide constitue un devoir national ; le gouvernement a fait, sur ce point, tout ce qui était en son pouvoir et il est nécessaire de poursuivre cette voie.
« Afin de rétablir le Peuple Roumain dans un ordre sain, afin de redonner à la bourgeoisie et aux ouvriers roumains leurs droits en supprimant le rôle écrasant des Juifs dans la vie économique, le Maréchal Antonescu a réalisé les réformes législatives de roumanisation.
« Grâce aux lois du 9 octobre et du 17 novembre 1940 les propriétés rurales juives ont passé dans le patrimoine de l’État ; par la loi du 4 décembre 1940, ce fut le tour des navires et des chalands de toute sorte appartenant aux Juifs ; et, par la loi du 28 mars 1941, on a procédé à l’expropriation de leurs immeubles urbains.
« En vertu de ces lois les biens suivants sont revenus au patrimoine de l’Etat : propriétés rurales : 52.527 ha, 28.147 ha terres arables ; 2.335 ha vignobles, 367 forêts, etc. ; 113 fabriques de bois de charpente ; 343 biens industriels dont : 260 moulins et 83 autres établissements industriels ; 152 navires qui sont déjà à la disposition du sous-secrétariat d’État de la Marine ; 30.691 immeubles urbains. À cela il faut ajouter environ 500.000 ha et 193 biens industriels des rapatriés ».
Ce rapport a au moins le mérite de la sincérité, même s’il passe sous silence les brutalités de toutes sortes et le détail des lois raciales qui émaillent la période, la plus importante étant la loi pour la roumanisation du personnel des entreprises ou loi Iașinschi du nom du ministre légionnaire du Travail (16 octobre 1940). D’autres lois interdirent aux élèves juifs l’accès des écoles publiques, des acteurs juifs sur les scènes roumaines, la possession des appareils radio et des téléphones, l’accès aux cinémas et même l’élevage de pigeons voyageurs (loi du 2 novembre 1940).
Le 5 décembre1940 était publié le Statut militaire des Juifs qui étaient exclus, avec quelques exceptions, du service militaire. En échange, ils devaient acquitter des taxes spécifiques et fournir des travaux d’intérêt général.
Cet ensemble de lois et décrets achevaient de marginaliser la population juive restée à l’intérieur des frontières de la Roumanie après les pertes territoriales de 1940. Officiellement, cette minorité comptait, à la fin de l’année, 312.972 personnes, donc seulement 42,9 % du chiffre de 1939. Le recensement du 6 avril 1941 trouva seulement 309.000, chiffre généralement accepté par les spécialistes. Il existe aussi un autre chiffre de 294.149 personnes mais la différence n’est pas importante. Une partie de la population juive – entre 70.000 personnes (chiffre retenu par les organisations juives) et 112.000 (chiffres officiels) – avait choisi d’émigrer en URSS. Enfin, à la fin de la guerre, en 1945, la population juive de Roumanie (sans la Bessarabie et la Bucovine du Nord) s’élevait à 355.972 âmes.
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Le déclenchement de la guerre à l’Est le 22 juin 1941 a marqué une nouvelle étape et la plus dramatique dans l’histoire de la communauté juive de Roumanie et de l’Europe en général. La reconquête des provinces perdues en 1940 s’est faite sous le signe des pogroms (Iași, 29-30 juin 1941), des exécutions d’otages civils à Odessa en octobre 1941, et des massacres des Juifs perpétrés tant par l’armée allemande que par les Roumains. Le recensement effectué par les autorités roumaines après la reconquête de ces provinces a enregistré une population juive de 126.000 personnes, moins de la moitié des chiffres de 1930 (275.419). Comme environ 100.000 d’entre eux s’étaient retirés en URSS devant l’avance des troupes germano-roumaines – déportés en Sibérie, hommes enrôlés dans l’Armée Rouge, réfugiés – reste le chiffre d’environ 50.000 personnes disparues, « en partie réfugiées, en partie supprimées ».
Sur les 126.000 Juifs restés en vie, 109.000 ont été à leur tour déportés par le gouvernement roumain en Ukraine dans le territoire compris entre le Dniestr et le Bug, région baptisée Transnistrie. Installés dans des camps et dans des bourgs en ruines et surpeuplés, dans des conditions de vie très précaires, dépouillés de leurs biens et de leur argent, les déportés ont connu, en deux ans, une forte mortalité – 50 % du total – due également aux massacres perpétrés par les unités spéciales SS et des troupes roumaines.
Cette province ukrainienne avait été confiée par Hitler à l’administration roumaine qui y installa un gouverneur en la personne d’un professeur de droit, Gheorghe Alexianu. Après la défaite de Stalingrad et le début de la retraite de Russie, les autorités roumaines ont amélioré les conditions de vie des déportés de Transnistrie, en permettant notamment l’acheminement des aides de la Centrale des Juifs. Un représentant du CICR de Genève, Charles Kolb, leur rendit visite en décembre1943 et son rapport témoigne des améliorations intervenues depuis deux ans. Finalement, les survivants purent revenir en Roumanie au début de l’année 1944, non sans subir de nouveaux massacres de la part de l’armée allemande en retraite.
Afin de mieux comprendre l’action globale de l’administration roumaine en Transnistrie entre 1941 et1944, il n’est pas inutile de citer le témoignage récemment publié de l’ancien directeur de cabinet du gouverneur Alexianu :
« On sait aujourd’hui qu’après la fin de la guerre Staline a ordonné par un ordre spécial que soient retrouvés, arrêtés et jugés devant le peuple les 11 gouverneurs qui entre 1941 et 1944 avaient administré diverses zones du territoire soviétique occupé par les troupes de l’Axe […] Les 11 gouverneurs ont été jugés en 1945 dans les zones où ils avaient exercé leur activité par la population locale et un seul a été trouvé innocent – ce fut Gh. Alexianu – voir aussi son acquittement conformément à l’article 2, lettre e de la loi 312/1945, qui confirme l’acquittement d’Odessa. Pour tous les autres, la population locale a demandé la peine de mort et tous ont été exécutés sur place. Le seul auquel la population locale n’a rien eu à reprocher a été le roumain Gheorghe Alexianu ».
On considère donc le nombre total des victimes juives roumaines à l’Est à plus de 100.000 personnes, plus précisément 103.919 selon les calculs de Sabin Manuilă et de Wilhelm Filderman, respectivement directeur général de l’Institut central de statistique de Roumanie (qui abrita plus de 3.000 fonctionnaires juifs pendant la guerre) et président de Ia Fédération de l’Union des communautés juives de Roumanie jusqu’en 1946.
Or, fait troublant, ces deux auteurs écrivaient en 1957 : « Le chiffre actuel de la population juive de Bessarabie, de Bucovine du Nord et de la région de Herţa devrait être […] de 71.500, auxquels s’ajoutent probablement les 100.000 réfugiés du temps de la guerre, ce qui donne un total de 171.500 au lieu des 275.419 vivant en 1930. Des rapports de presse récents montrent cependant que le nombre des Juifs de Bessarabie, Bucovine et de la région de Herța est égal à celui enregistré à la veille de la guerre ». Cette remarque est de nature à relativiser le nombre total des victimes, sans que l’on puisse cependant faire plus de précisions.
Enfin, les Juifs de la Transylvanie du Nord ont vécu d’août 1940 à octobre 1944 dans les frontières de la Hongrie horthyste. Le recensement hongrois du 31 janvier 1941 enregistrait dans ce territoire 151.125 Juifs. Le gouvernement Szalasi, arrivé au pouvoir en 1944, a déporté en Allemagne 137.000 personnes, dont seules 44.000 ont survécu. Ceci donne un total de 58.000 survivants et de 90.295 décédés, soit 60,9% du total, un pourcentage supérieur à celui des survivants des territoires orientaux de la Roumanie.
Le nombre total des victimes juives roumaines s’élève ainsi à 209.214 personnes, soit 27 % du total de la population juive de Roumanie de 1939. Ces chiffres ont été généralement acceptés, même si d’autres circulent aussi : 264.900 morts selon Matatias Carp, le premier historien de la Shoah en Roumanie, et 400.000 sur le mémorial de Yad Vashem. Sans vouloir nous appesantir davantage sur cette comptabilité macabre, nous nous devons de citer la très sérieuse étude de Gabriele Eschenazi et Gabriele Nissim, Ebrei invisibili, publiée en 1995:
« En septembre 1944, la population juive est d’environ 300.000 personnes, mais dans les années suivantes elle monte jusqu’à atteindre 428.000 âmes en 1947. Les 128.000 nouveaux venus sont pour la plupart des survivants des camps de Transnistrie, de Hongrie, d’Allemagne et des réfugiés de la Bucovine du Nord et de Bessarabie qui avaient d’abord tenté en vain de se sauver en URSS. Certains viennent même de Pologne ».
En septembre 1944 Transylvanie du Nord n’était pas encore réunie à la Roumanie et les 44.000 survivants des camps allemands retourneront au pays en 1945, faisant monter la population juive à 355.972 âmes. L’augmentation de 72.000 personnes constatée par les deux auteurs italiens pour 1947 réduit donc considérablement le chiffre des pertes roumaines car, même si seulement les trois quarts d’entre eux étaient des Juifs roumains, ceci réduit d’autant – environ 50.000 – le nombre définitif des victimes de la communauté roumaine.
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Alors que les Juifs de la Transylvanie du Nord, de Bessarabie et de Bucovine étaient déportés et exterminés dans les camps de concentration et de travail, ceux du Vieux Royaume et du sud de la Transylvanie restée roumaine (54.538 âmes pour cette dernière) subissaient un régime de terreur et de spoliations sans précédent. Le Statut militaire des Juifs du 5 décembre 1940 les plaçait à la disposition du Grand Etat Major de l’armée roumaine qui a fait preuve, durant les presque quatre ans qu’a duré sa mainmise sur les affaires juives, d’un formidable appétit pour l’argent et les autres biens de cette population. Nous avons vu plus haut que, après les spoliations et les agressions brutales du gouvernement légionnaire (appelées par Ion Antonescu la « semaine de l’enthousiasme romantique »), le nouveau gouvernement avait créé, le 3 mai 1941, un « Centre national de roumanisation » qui devait gérer les biens juifs confisqués par l’État. L’intervention des émissaires de Himmler – et notamment du capitaine (Hauptsturmführer) SS Gustav Richter, attaché pour les affaires juives à Bucarest – en vue du règlement du statut de Ia communauté juive, a déterminé les autorités roumaines à adopter de nouvelles mesures dans ce sens.
Gustav Richter préconisait la ghettoïsation des Juifs dans quelques centres, l’interdiction des contacts avec la population roumaine, le port de l’étoile jaune, le travail obligatoire dans des camps et, enfin, la création d’une organisation centrale juive placée sous les ordres de l’État. Le gouvernement Antonescu a décidé de confier Ia gestion courante des affaires juives à Radu Lecca (1890-1980), un homme d’affaires entretenant des liens étroits avec l’establishment hitlérien (le 30 octobre 1941). Après avoir étudié le mémoire de Gustav Richter, Lecca a rédigé un projet dont la philosophie était d’exploiter la population juive plutôt que de l’exterminer. Ainsi a été supprimée la « Fédération des Unions des communautés juives » (qui avait à sa tête le dr. Wilhelm Filderman) et remplacée par la « Centrale des Juifs de Roumanie » (17 décembre 1941 et 31 janvier 1942) qui avait autorité sur la population du Vieux Royaume et de la Transylvanie du Sud. Jouant sur ses rapports privilégiés avec le nouveau ministre du Reich en Roumanie, Manfred von Killinger (en poste à Bucarest depuis le 24 janvier 1941), d’une part, et avec Mihai Antonescu, le vice-premier ministre roumain, d’autre part, Radu Lecca a réussi à doter la Centrale des Juifs d’une forte structure bureaucratique – 4.000 fonctionnaires, tous juifs – avec des représentations dans tous les chefs-lieux de département du pays. Son premier président a été H. St. Streitman (7 février 1942 – décembre1942), suivi par N. Gingold (25 décembre 1942 – 3 avril 1944), puis par Adolf Grossman (Grozea).
Le principe directeur de l’activité de la Centrale était l’auto-administration de la population juive grâce aux cotisations annuelles des chefs de famille taxés selon leurs revenus. Le règlement d’organisation et de fonctionnement du 31 janvier 1942 définissait ainsi ses attributions :
« a) représentation exclusive des intérêts des Juifs de Roumanie et administration des biens de l’ancienne Union des communautés juives du pays ; b) organisation des Juifs en conformité avec les dispositions du gouvernement roumain ; c) rééducation et organisation des Juifs pour les travaux et les métiers ; d) préparation de l’émigration des Juifs ; e) organisation de l’activité culturelle et des écoles des Juifs ; f) organisation de l’assistance juive ; g) organisation de la participation des Juifs aux travaux conformément à la loi pour l’organisation du travail national ; h) organisation de l’exercice des professions des Juifs dans les conditions établies par le gouvernement ; i) édition d’un journal de la Centrale des Juifs de Roumanie ; j) fourniture de toutes les dates et informations demandées par les autorités au sujet des problèmes de roumanisation ; k) création et tenue à jour du fichier et des feuilles matricules de tous les Juifs de Roumanie ; l) réception des demandes que les Juifs adressent aux diverses autorités et leur présentation avec des références aux autorités compétentes ; m) émission des carnets d’identité spéciaux aux Juifs, chaque Juif étant obligé d’avoir un carnet d’identité pourvu de sa photo ; n) exécution de toutes les dispositions reçues de la part du gouvernement par le chargé de pouvoir du gouvernement pour la réglementation du statut des Juifs ».
Pour réaliser tous ces buts, la centrale disposait de huit sections, sortes de ministères de cet « État dans l’État » comme le définit Radu Lecca : a) Section de la rééducation professionnelle ; b) Section de l’émigration ; c) Section de l’assistance ; d) Sections des écoles et de la culture ; e) Section de statistique ; f) Section de la presse et de l’édition ; g) Section financière ; h) Section du culte. Les sections stratégiques de la centrale étaient celles qui s’occupaient du travail, des finances et de l’émigration en Palestine.
Le Statut militaire des Juifs de décembre 1940 leur épargnait le service militaire, décision qui se révéla non-dénuée d’importance dans le contexte ultérieur de la guerre où l’armée roumaine a subi des pertes effroyables. En échange, tous les Juifs âgés de 18 à 50 ans devaient payer des taxes militaires et tous, hommes et femmes, devaient fournir du travail d’intérêt collectif sous la direction du ministère de la Défense. Seulement, acquitter les taxes militaires supposait l’existence d’un emploi stable. Or, la loi de roumanisation du personnel des entreprises du 12 novembre 1940 prévoyait l’élimination de tous les Juifs (avec quelques petites exceptions) employés dans les entreprises roumaines et ce jusqu’au 31 décembre 1941. D’autre part, aucun Juif ne pouvait être embauché après cette date (sauf s’il s’agissait de spécialistes indispensables à l’économie), ce qui les obligeait à chercher d’autres, moyens de subsistance ou à vivre des aides des communautés.
Voici un tableau de leur situation telle qu’elle est décrite par Radu Lecca dans ses mémoires publiés en 1994 :
« La situation la plus difficile était celle des Juifs de Moldavie. Ils étaient tous concentrés dans les chefs-lieux des départements, n’ayant ni logement, ni meubles qui étaient restés dans les bourgs et les communes rurales d’où ils avaient été évacués. La majorité des évacués n’avaient ni travail ni d’autres possibilités d’existence. Les hommes âgés de 18 à 50 ans étaient envoyés au Grand Quartier Général au travail obligatoire dans des détachements extérieurs ; leurs épouses et enfants restaient à la charge des communautés juives des villes chefs-lieux de département. Les femmes et les hommes inaptes au travail ne pouvaient trouver un emploi à cause de la loi de roumanisation légionnaire de Iaşinschi. Les Juifs qui avaient un boulot étaient chassés de leur emploi et envoyés au GQG pour le travail par les inspecteurs de l’Office central de roumanisation auprès du ministère du Travail s’ils ne payaient des bakchichs mensuels souvent plus élevés que leur salaire. Tous les Juifs ayant du travail dans des entreprises commerciales ou industrielles et même les patrons étaient «doublés » par des Roumains auxquels l’entreprise devait payer le même salaire que celui du Juif. Les inspecteurs de l’OCR avaient le pouvoir discrétionnaire de décider si la doublure roumaine avait appris le métier et pouvait remplacer définitivement le Juif ou pas. Si le Juif payait, la doublure avait encore besoin d’apprentissage et le Juif restait au service de la firme ; s’il ne payait pas, l’inspecteur OCR déclarait la-doublure prête à l’emploi et annonçait le Cercle territorial pour utiliser le Juif au travail.
J’ai personnellement constaté que toutes les doublures roumaines, qui encaissaient des salaires des entreprises afin d’apprendre le métier du Juif et de prendre sa place ensuite, ne se présentaient au travail que pour encaisser le salaire. Les employés juifs vivaient dans l’incertitude absolue du lendemain, car les inspecteurs OCR leur accordaient l’autorisation d’exercer leur profession pour deux mois, dans le meilleur des cas, et souvent pour 15 jours. Tout le gain du salarié juif, et le plus souvent davantage que ce qui était inscrit dans les fiches de paie, était donné bakchich à l’inspecteur OCR. Le fonctionnaire juif devait pourtant vivre, lui et sa famille, et, s’il n’avait pas de fonds propres, c’était l’entreprise qui devait l’y aider. Ainsi, la firme, pour avoir un employé juif, devait payer au moins trois fois plus qu’en d’autres temps. La doublure roumaine était toujours un sinécuriste qui n’avait aucune intention d’apprendre le métier : un exemple typique était Schwartz, le directeur des Galeries Lafayette de Bucarest, qui était doublé par un professeur d’histoire roumaine.
Si le Juif avait dépassé 50 ans et n’était plus obligé, conformément à la loi militaire, de fournir le service militaire, le QG avait une autre formule : il le réquisitionnait au travail sur la base de la loi des réquisitions. Au Juif tombé entre les mains des militaires s’ouvrait alors une nouvelle possibilité : s’il payait, il ne partait pas dans un détachement de travail extérieur et restait dans un détachement de travail local, ayant donc la possibilité de voir sa famille. S’il payait beaucoup, il pouvait même être mobilisé sur place dans l’entreprise d’où il avait été licencié. La collaboration entre l’OCR et les militaires était parfaite. Toute la Roumanie était farcie d’inspecteurs de l’OCR, salariés ou honorifiques, qui vivaient –comme disent les Allemands – « comme Dieu en France », et le GQG et les cercles territoriaux s’occupaient moins des besoins des soldats que du travail des Juifs.
Tous les hôpitaux juifs du pays étaient réquisitionnés par l’armée et les hôpitaux roumains acceptaient les Juifs seulement dans des cas exceptionnels. À Bucarest et à Iași on avait évacué même les asiles de vieillards qui avaient été réquisitionnés pour les besoins de l’armée, tout comme une grande partie des synagogues. Les écoles juives étaient fermées et leurs locaux passées dans le patrimoine de l’État. Même une partie des cimetières comme Sébastopol de Bucarest et une partie du Cimetière central de Iași avaient été étatisés et les morts exhumés et transférés ailleurs.
Tous les immeubles juifs, tant ceux des particuliers que ceux des communautés étaient passés dans le patrimoine de l’État et les Juifs avaient été évacués.
Bon nombre des firmes commerciales juives avaient cessé toute activité ou étaient vendues, les autres étant camouflés par les Roumains ayant comme salariés les anciens propriétaires juifs qui payaient de grosses sommes aux inspecteurs de l’OCR pour y être tolérés. Les grandes industries juives […] étaient militarisées et les anciens patrons menaient une vie assez confortable car ils partageaient les bénéfices avec l’administration militaire qui ignorait tout du processus de fabrication.
Les Juifs avaient le domicile obligatoire dans les chefs-lieux de département et ne pouvaient se déplacer qu’avec l’approbation du ministère de l’Intérieur. Ces approbations coûtaient elles aussi beaucoup d’argent.
La définition du « Juif » n’était pas unitaire dans tous les ministères et le même individu pouvait être officier actif dans l’armée roumaine mais pas portefaix à la Gare du Nord.
Un grand nombre de Juifs avaient de l’argent liquide, vestige des temps meilleurs. Afin de se mettre à l’abri des effets de la dévalorisation du leu, qui progressait rapidement, ils spéculaient sur les devises. De la sorte, le marché noir avait pris une ampleur inconnue jusqu’alors. Une nouvelle catégorie de ploutocrates s’était formée : les boursicoteurs. La police des devises de la Banque nationale était à leur solde et les transactions ne présentaient plus aucun risque. La Bourse était alimentée en devises par les ambassades étrangères, par l’armée allemande et par les exploiteurs du pétrole […].
Si, en dépit de toutes ces lois antisémites, la population juive arrivait encore à survivre, cela était dû seulement à la vénalité des autorités et spécialement des militaires. C’était l’époque dorée de la police, de la Sûreté et des gendarmes ».
Un autre aspect important de l’activité de la Centrale était l’émigration en Palestine. Entre juin 1940 et août 1944 sont partis de Roumanie 22 bateaux pour la Palestine transportant presque 9.500 personnes, dans leur immense majorité des jeunes pour lesquels leurs familles faisaient de grands sacrifices, de l’ordre de plusieurs millions de lei (1 franc suisse = 40 lei au cours officiel). Sur ces 22 bateaux, deux ont été coulés – le Struma, avec 769 passagers, par un sous-marin soviétique (un seul survivant) et le Mefkure, avec 379 passagers, en juin 1944 par un sous-marin allemand.
Dans ses mémoires, Radu Lecca a décrit avec précision le mécanisme de l’émigration en Palestine des Juifs roumains :
« La Centrale des Juifs avait une section de l’émigration qui, conformément à la loi, devait organiser toutes les émigrations. Ma première pensée après la création de la Centrale a été d’envoyer un maximum de Juifs – et spécialement ceux de Transnistrie – en Palestine ou dans d’autres pays qui les acceptaient, les Juifs étant presque tous désireux de partir. La Palestine, qui aurait été le pays le plus indiqué pour accueillir les Juifs, refusait les visas d’entrée sur ordre des Anglais. La Turquie ne recevait les Juifs qu’en transit. Les visas de transit par la Bulgarie étaient extrêmement difficiles à obtenir. Les Juifs riches recevaient parfois des visas pour les pays d’Amérique latine, mais elles coûtaient très cher. Il ne restait que l’émigration illégale en Palestine avec des bateaux qui échouaient intentionnellement sur la côte. Mais même ces émigrations étaient très chères. Les émigrants devaient en fait payer tout le bateau. Les risques étaient grands, parce que pour de telles entreprises étaient utilisés des navires sans certificat de navigabilité, des vieilleries pourrissant dans les ports, la preuve étant la catastrophe du bateau Struma.
J’ai pensé donc entrer en négociations avec le Joint d’Amérique pour obtenir, grâce à leur influence, des visas d’entrée en grand nombre soit pour la Palestine, soit pour les États-Unis. J’ai décidé d’envoyer le dr. Gingold en Suisse pour y prendre contact avec les délégués du Joint. Pour des raisons inconnues, la légation suisse a refusé de délivrer au dr. Gingold le visa d’entrée en Suisse.
J’ai compris plus tard qu’en Amérique, en Angleterre et dans d’autres pays on utilisait au maximum le malheur qui s’était abattu sur les Juifs dans des buts de propagande, alors qu’en réalité ni l’Angleterre ni l’Amérique ne bougeaient le petit doigt lorsqu’il s’agissait d’une aide effective. Tout au contraire, plus la persécution de la population juive était grande, plus augmentaient les possibilités de la propagande antinazie. Même la direction sioniste de Roumanie, avec à sa tête (Mișu) Benvenisti et (Abraham) Zissu n’avait intérêt à ce que le gros de la population juive quitte le pays. Comme on verra plus loin […], les sionistes recevaient des aides massives en faveur de la population juive pauvre, mais ces aides arrivaient dans les poches de la direction. Filderman, qui était le représentant du Joint en Roumanie, recevait une aide de 100.000 dollars par mois, mais elle n’arrivait pas à destination. S’il ne restait plus de Juifs en Roumanie, la source de revenus des dirigeants juifs se serait tarie. Le programme était donc simple, que les Juifs riches partent et que les pauvres, avec leurs malheurs, restent afin d’être monnayés par Ia direction.
Tant les sionistes que Filderman avaient tout intérêt de décrire auprès du Joint et de l’Office palestinien, la Centrale des Juifs et moi-même comme les bourreaux des Juifs afin d’empêcher toute prise de contact qui aurait mené à Ia solution du problème juif de Roumanie et de Transnistrie et aurait mis fin à la nécessité d’y envoyer des aides. La direction sioniste, Filderman et la ploutocratie juive utilisaient en plein la Centrale des Juifs dans le pays, tous étant, ensemble avec leur famille, fonctionnaires de la Centrale afin de bénéficier du droit d’exercer leur profession, de se promener librement dans le pays et pour se mettre à l’abri du travail obligatoire. Mais, à l’étranger, Ia Centrale devenait une institution de persécution hitlérienne […]
Les difficultés rencontrées par l’émigration des Juifs étaient aggravées par le fait qu’en Roumanie, le Grand Quartier général et le ministère de l’Intérieur étaient contre l’émigration des Juifs pour les mêmes motifs d’ordre financier personnel que ceux des sionistes et de Filderman. Si nous ajouterons que les Allemands, afin d’être agréables aux Arabes, étaient eux aussi contre les émigrations, le tableau sera presque complet. Avec les Allemands et avec les généraux roumains, […] j’ai réussi à arriver à une entente, mais avec les sionistes, les Anglais et les Américains, jamais.
Au début de l’année 1942, la Centrale des Juifs a organisé avec l’aide de la société semi-étatique de tourisme România quelques expéditions de Juifs qui ont « échoué » sur les côtes de la Palestine. J’ai donné des autorisations de faire des transports à un capitaine de longue course de Galaţi, mais ces émigrations, qui n’ont pas dépassé 400 émigrants, étaient trop coûteuses et le personnel navigant risquait de faire de la prison en Palestine. La seule solution sérieuse était d’obtenir des certificats d’émigration en Palestine.
Dans ce but et sur ma demande, Mihai Antonescu s’est adressé au représentant de la Croix rouge internationale en Roumanie, un Suisse nommé Charles Kolb. Quelques jours plus tard est venue la réponse de Kolb qui disait que l’émigration des Juifs roumains en Palestine ne pouvait se faire que par l’Office palestinien et cet Office avait un représentant en la personne de A. L. Zissu. […] Les rares certificats d’émigration que Zissu a reçus en 1942 par l’intermédiaire de la succursale de Constantinople de l’Office palestinien, il les a mis aux enchères encaissant des sommes qui variaient entre 1 et 5 millions de lei par certificat. Ceci est connu par tous les Juifs de Roumanie.
J’ai essayé donc d’entrer en contact avec les Anglais de Constantinople pour obtenir des certificats d’émigration. […] Tout a été en vain. Les Américains ont montré une indifférence totale pour ce problème qu’ils considéraient de la compétence du Joint, et les Anglais ont conseillé […] de discuter avec Charles (Haim) Barlas, le représentant de l’Office palestinien à Constantinople, Barlas […] a dit que les certificats étaient envoyés de Palestine en petit nombre, qu’ils étaient destinés à tous les pays de l’Europe de l’Est occupés par les hitlériens et qu’il ne pouvait augmenter le quota de la Roumanie (quel quota ?) au détriment des autres. D’ailleurs, a ajouté Barlas, les Juifs de Transnistrie reçoivent d’importantes aides d’Amérique et même de Turquie partent tout le temps des wagons avec des aliments et des vêtements – via la Bulgarie – en Roumanie et en Transnistrie. Il est inutile de préciser qu’en Roumanie n’est arrivé aucun transport d’aliments ou de vêtements pour les Juifs. Plus tard, en 1944, j’ai appris que des boîtes de conserves, du chocolat, des médicaments et des vêtements destinés aux Juifs de Roumanie étaient vendus en Bulgarie avec la complicité de certaines personnes de l’Office palestinien ».
Ce témoignage est accablant et il a été écrit en 1965-1969, lorsque toutes les personnes mentionnées avaient quitté la Roumanie et/ou étaient déjà mortes. Même s’il provient d’un proche du gouvernement Antonescu, condamne à mort lui aussi puis gracié en 1946, il reste néanmoins qu’il sonne vrai. En effet, le gouvernement britannique avait publié en mai 1939 un « Livre blanc » sur la Palestine, dans lequel il était précisé que pour la période 1939-1945, seuls 75.000 Juifs allaient recevoir le certificat d’émigration en Palestine. Ce chiffre a été maintenu durant toute la période de la guerre en dépit de la tragédie des Juifs européens.
Sous la nouvelle direction et grâce à la diplomatie de Lecca, la Centrale a réussi à réorganiser toute la vie de la communauté depuis les permis de travail et jusqu’au réseau scolaire, hospitalier et des cantines pour les nécessiteux. Les caisses de la Centrale étaient alimentées par les cotisations des riches, fait qui provoquait périodiquement la gourmandise des membres du gouvernement : ainsi la Centrale a dû verser des milliards de lei pour la société de patronage dirigée par l’épouse de Ion Antonescu, pour l’armée, pour l’État, pour envoyer des aliments et des vêtements aux déportés de Transnistrie, mais aussi pour la construction d’églises et d’infrastructures dans divers endroits du pays d’où étaient originaires Mihai Antonescu, le vice-premier ministre, et d’autres personnages officiels.
Ce fut toujours grâce aux arguments développés par Lecca – à savoir que les Juifs roumains étaient indispensables à économie du pays – mais aussi suite aux interventions de la reine Hélène, des hiérarques de l’Église orthodoxe, que la demande hitlérienne de déportation des Juifs roumains en Allemagne a été finalement repoussée par les autorités de Bucarest. Qui plus est, les Roumains ont refusé même d’extrader vers l’Allemagne les trois cents Juifs allemands réfugiés en Roumanie.
Pour terminer avec ce chapitre, il faut juger le bien fondé de deux affirmations contradictoires concernant le sort des Juifs de Roumanie entre 1940 et 1944. La première est due à Wilhelm Filderman qui a vécu cette période à Bucarest et en déportation en Transnistrie : « Dans aucun pays dominé par les nazis, une si grande proportion de la population juive n’a survécu comme en Roumanie ».
La seconde appartient à Raul Hillberg, l’auteur de la Destruction des Juifs d’Europe : « À l’exception de l’Allemagne, aucun autre pays n’a eu une participation aussi massive dans le massacre des Juifs… Les témoins et les survivants qui ont décrit comment les Roumains ont conduit les opérations, ont évoqué des scènes sans équivalent dans l’Europe de l’Axe ».
À première vue, ces deux affirmations laissent perplexe. On peut cependant faire la part de vérité de chacune en précisant que la survie de la moitié (et même plus) de Ia communauté juive à laquelle fait allusion W. Filderman, concerne essentiellement les Juifs du Vieux Royaume et de la Transylvanie du Sud, alors que les horreurs évoquées par Raul Hillberg ont trait plus spécialement aux déportés de Transnistrie.
Il reste néanmoins que les survivants de la Shoah en Roumanie ont payé un lourd tribut d’humiliations, de paupérisation et de précarité « adoucies » seulement par l’extrême vénalité et corruption des autorités civiles et militaires. Toutes ces circonstances font qu’aujourd’hui encore le sujet reste délicat en Roumanie du fait de l’inextricable complexité de la situation réelle, sur le terrain de la vie quotidienne décrite par un témoin oculaire comme l’écrivain Mihail Sebastian. Ce qui est incontestable est l’effroyable « rhinocérisation » de la société roumaine entre 1933 et1944, la complicité de bon nombre d’intellectuels de premier rang comme Emil Cioran et Mircea Eliade à la naissance d’un climat de haine et d’exclusion envers la communauté juive. Rien ne peut justifier ni expliquer cette dérive collective qui n’a épargné que peu de gens lucides et assez courageux pour braver l’hystérie ambiante qui a ainsi écrit une des pages les plus noires de l’histoire roumaine de tous les temps.
Épilogue
Lorsque le roi Michel a renversé les alliances de Ia Roumanie en août 1944, Ion Antonescu et les membres de son gouvernement ont été arrêtés et quelques jours plus tard livrés par les communistes aux Soviétiques. Revenus au bout de plus d’un an, ils sont passés en jugement en mai 1946 dans le « Procès de la Trahison nationale », comme l’ont appelé ces mêmes communistes. Le Tribunal du peuple a prononcé plusieurs condamnations à mort mais Ia plupart ont été commuées en peines de prison à vie. Quatre prévenus ont été fusillés : Ion et Mihai Antonescu, Picky Vasiliu, le ministre de l’Intérieur, et Gheorghe Alexianu, le gouverneur de Transnistrie auparavant acquitté par la population de cette province. Radu Lecca a purgé vingt années de prison jusqu’en 1964.
Entre temps, la Roumanie avait été occupée par l’Armée Rouge, la législation raciale avait été abolie, tout comme la Constitution de 1938, et le Parti communiste (PC) se trouvait au pouvoir sous le masque d’un front populaire, le Bloc des partis démocratiques. Ses rangs, très rares avant 1944 (à peine quelques centaines de membres) avaient considérablement grossi depuis son accession au pouvoir, le 6 mars 1945, pour atteindre en octobre de cette année 800.000 membres. L’épuration de l’administration de l’État avait touché entre 50.000 et 70.000 personnes jusqu’à la fin de 1945 et les procès contre les criminels de guerre civils et militaires ont continué des années durant. Après avoir mis hors la loi les principaux partis politiques, les communistes ont forcé le roi Michel à abdiquer et ont proclamé la république le 30 décembre1947. On était ainsi revenu au système du parti unique, le Parti ouvrier roumain, après la phagocytose du Parti socialiste par le PC en février 1948.
La Centrale des Juifs avait été supprimée et ses chefs arrêtés, jugés et condamnés, et la communauté juive avait retrouvé ses anciennes structures, la Fédération des Unions des communautés juives présidée par Filderman et formée de quatre partis : l’Union des Juifs roumains, le Parti juif de Abraham Zissu, les organisations sionistes et, enfin, un nouveau parti, le Comité Démocratique juif (fondé le 22 juin 1945) d’inspiration communiste. Très rapidement, la fracture s’agrandit entre sionistes et communistes qui écartent Filderman de la présidence de la Fédération (janvier1946) et suppriment les organisations et les groupes sionistes (1949) dont les leaders sont arrêtés en 1951. L’Union des Juifs roumains et le Parti juif avaient été d’ailleurs supprimés en 1947 avec le Parti libéral et le Parti national paysan.
Un nombre important de Juifs adhèrent au PC qui avait comme figure de proue une femme d’origine juive, Ana Pauker, quelques idéologues (Iosif Chișinevschi et Leonte Răutu), un grand nombre de cadres moyens et inférieurs, enfin beaucoup de permanents du parti et de membres de la Sûreté (devenue Securitate en 1949), dans l’administration centrale et locale, dans les syndicats et les organisations culturelles, les universités et les médias. Les Juifs redeviennent « visibles » dans la vie politique (il y a cinq parlementaires juifs élus en mars 1948), économique, sociale et culturelle roumaine et leur nombre s’accroît considérablement à Bucarest où vivent 150.000 en 1945 (contre 86.000 en 1939). Ceci créé des tensions d’ordre locatif, car la restitution des propriétés juives confisquées pendant la guerre intervient seulement en 1947 et rencontrera des blocages bureaucratiques de toutes sortes.
En 1947, le grand rabbin Alexandre Safran et Wilhelm Filderman fuient le pays car ils sont menacés de procès. La fonction de grand rabbin de Roumanie sera occupée par Moses Rosen dont la grande préoccupation sera la préparation de l’émigration des Juifs roumains en Israël qui a enfin son État depuis 1948. À Ia fin de 1944 il y avait déjà 70.000 demandes d’émigration en Palestine et le mouvement prend de l’ampleur tous les ans car bon nombre de personnes choisissent l’émigration clandestine vers d’autres horizons. Rien qu’en 1947, 70.000 passeports sont délivrés en vue de l’alia, alors qu’il y a 150.000 demandes. Selon les chiffres officiels de l’État d’Israël, entre 1948 et août 1952, 128.609 personnes arrivent de Roumanie légalement et beaucoup d’autres illégalement, un total que certaines sources chiffrent à 160.000. Un autre chiffre circule en janvier 1953. On y lit notamment que l’émigration des Juifs de Roumanie en Israël a baissé de 85% en 1952 par rapport à l’année 1951. En effet, en 1952, seulement 23.370 Juifs ont réussi à émigrer en Israël, contre 173.901 en 1951.
Afin d’enrayer l’exode clandestin, le gouvernement de Bucarest émet en décembre 1947 une loi qui prive les émigrants illégaux de la citoyenneté roumaine et confisque tous leurs biens. Mais rien ne peut arrêter une population qui vote avec les pieds car elle découvre très vite que les communistes entendent frapper très fort la population pour l’appauvrir et l’effrayer par la contrainte économique et extra-économique : la législation du contrôle étatique de l’économie, la réforme monétaire d’août 1947 et enfin la nationalisation de l’ensemble de l’économie en juin 1948 sont autant de coups frappés contre la libre entreprise et le simple bien-être des citoyens. S’y ajoutent les énormes réparations de guerre arrachées par l’URSS (1,785 milliard de dollars jusqu’en septembre 1946) et le pillage de l’économie nationale par l’Armée Rouge en campagne, d’abord, par l’État soviétique par l’intermédiaire des sociétés mixtes soviéto-roumaines (Sovroms), ensuite.
La contrainte extra-économique se traduit par Ia terreur au quotidien, par des arrestations et des procès, par la réforme agraire qui redistribue toute la terre aux paysans (1945 et 1949), avant de les réorganiser en kolkhozes et sovkhozes à partir de 1949.
Pour les Juifs qui adhèrent au PC ou qui ont des sympathies communistes, « la lumière vient de l’Est » comme pour tous les « démocrates ». Or, c’est de l’Est, de l’URSS que vient en 1949 le mot d’ordre de Jdanov de lutte contre le cosmopolitisme, concept dans lequel est englobé aussi le sionisme. La suppression des organisations sionistes et les arrestations de leurs leaders s’inscrivent dans la logique antisémite de Staline qui déteint sur tous les PC au pouvoir en Europe de l’Est. Même si la Roumanie ne connaît pas de grands procès à relents antisémites comme celui de Slansky à Prague et celui de Rajk à Budapest, les Juifs roumains se sentent menacés et se bousculent pour émigrer. En 1952, Ana Pauker est limogée et c’est en août de la même année que l’émigration légale en Israël est arrêtée. À cette époque, il reste 146.264 Juifs en Roumanie, à peine 20% du nombre de 1939.
En 1957-1958, les limogeages de leaders communistes reprennent (Iosif Chișinevschi est ainsi déboulonné), tout comme les procès des intellectuels, parmi lesquels quelques Juifs communistes, Le tout dans un climat trouble marqué par le retrait des troupes soviétiques et un regain de terreur qui ne s’achèvera que vers 1962-1964. En même temps commence une action discrète de « roumanisation » des cadres du parti et de l’administration, Certains, dont plusieurs fonctionnaires juifs du ministère du Commerce extérieur, sont arrêtés et condamnés à de lourdes peines pour délits économiques, une catégorie de délits pour laquelle existe la peine de mort. Parallèlement, les professions libérales sont elles aussi touchées par des mesures de fermeture des cabinets médicaux et dentaires privés, des boutiques et des ateliers familiaux, une mesure qui touche beaucoup de Juifs.
L’émigration en Israël reprend timidement en septembre 1958 – 20.000 départs sur 100.000 demandes de passeport – mais elle est stoppée au bout de cinq mois suite aux protestations des pays arabes. Sur ces entrefaites survient un incident curieux : l’arrestation et le jugement d’un groupe de sionistes accusés d’avoir attaqué un fourgon de la Banque nationale en vue de se procurer des fonds nécessaires à l’organisation de l’alia. Le procès se déroule à huis clos et les coupables – tous juifs et membres du PC – seront passés par les armes. Une cassette contenant le film du procès est projetée dans toutes les institutions d’État au bénéfice des membres du PC et de quelques autres privilégiés. Le message est clair : les sionistes sont des malfaiteurs qui n’hésitent pas à s’attaquer aux biens du peuple.
L’interruption de l’émigration a provoqué des drames – des familles entières sont séparées, les candidats malheureux à l’émigration perdent leur emplois et vivotent en vendant tous leurs biens. Finalement, l’émigration reprend en 1960, cette fois-ci par Vienne, pour atteindre 35.000 départs en 1965.
Les circonstances de la reprise de l’émigration en septembre 1958 ont été racontées en détail par le général Ion Mihai Pacepa, responsable des services d’espionnage roumains (D.I.E.) qui a fait défection à l’Ouest en 1978. Dans ses mémoires, Horizons rouges, Pacepa raconte qu’au début il s’agissait d’un troc : les Israéliens construisirent en Roumanie des installations modernes d’élevage de poulets, de dindons, de cochons, de bovins et de moutons, qui, placées sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, exportaient leur production en Occident contre des devises fortes. S’y est ajoutée, en 1965, une usine de flocons d’avoine.
Cette année-là (1965), Gheorghiu-Dej, le chef du PC et de l’État, meurt d’un cancer généralisé et sa place est prise par Nicolae Ceaușescu, un communiste pur et dur qui étonnera le monde entier par sa politique d’indépendance.
Lors de l’arrivée de Ceaușescu au pouvoir, le nouveau leader trouva le système de troc immoral et y mit fin. Mais, deux années plus tard il reprit de plus belle sous la forme Juifs contre dollars. Les sommes étaient négociables au cas par cas « selon l’âge, l’éducation, la profession, la situation de famille pour chaque Juif autorisé à émigrer. En 1978, cette somme allait de 2.000 à 50.000 dollars par personne. Dans certains cas, elle pouvait atteindre 250.000 dollars ». À la fin de 1977, Ceaușescu réclama même des échantillons d’armes occidentales en échange des visas d’émigration. Ce trafic apporta aux autorités de Bucarest des centaines de millions de dollars, ainsi que des crédits bancaires importants dont Israël payait une partie des intérêts.
Mais cette ressource finit par se tarir : en 1977 il ne restait en Roumanie que 24.667 Juifs, moins de 0,3 % des chiffres de 1939. Selon le même témoignage, Ceauşescu était très content de cette opération. « Le pétrole, les Juifs et les Allemands sont nos meilleurs produits d’exportation », avait-il coutume de plaisanter.
En bref, on était revenu à la situation des années 1940-1944 lorsque les Juifs roumains devaient monnayer leur liberté d’émigrer pour fuir les persécutions raciales. Mais cette fois, ce n’était plus la Centrale des Juifs, le ministère de la Défense, de l’Intérieur ou les sionistes qui contrôlaient le flux des émigrations, mais bien la D.l.E., les services d’espionnage, et finalement Ceaușescu en personne. Du côté de la communauté, Ceaușescu était en synergie avec Moses Rosen. Celui-ci était depuis 1957 député au parlement aux côtés des autres chefs religieux du pays, et à partir de 1964 il cumula la fonction de grand rabbin avec celle de président de la communauté. Sous son autorité, la communauté juive a joui d’une véritable autonomie spirituelle et culturelle vécue cependant en dehors et en marge de la société roumaine, un nouvel avatar de l’apartheid mou des temps passés. Le grand rabbin a continué durant toute sa vie – il est mort en 1994 – de préparer l’alia de ses coreligionnaires pour lesquels il n’y avait, croyait-il, aucun avenir en Roumanie. C’était la constatation d’un échec total de l’assimilation et de l’intégration dans la société roumaine, tout comme cela s’est passé avec la communauté allemande. À sa mort, la communauté juive ne comptait plus que 9.000 membres, en général des personnes âgées, sur un total de 23 millions d’habitants.
Entre temps, Ceaușescu avait été renversé et exécuté et le pays connaissait, depuis décembre 1989, une véritable effervescence politique et spirituelle. Les efforts de redécouverte d’un passé trop longtemps occulté ou déformé par les communistes ont abouti à la publication d’un grand nombre de documents, de mémoires et d’ouvrages historiques. Parallèlement, un fort courant d’extrême-droite nationaliste a vu le jour qui exalte sans discernement la Garde de fer et le maréchal Antonescu dont plusieurs statues ont été érigées un peu partout en Roumanie (mais récemment enlevées après les protestations des États-Unis). Ce même courant de pensée accuse aujourd’hui les Juifs d’avoir introduit le communisme en Roumanie, écho des accusations antisémites de l’entre-deux-guerres qui affirmaient la même chose à propos de la Russie soviétique. Et, tout comme Staline, Ceaușescu est crédité d’avoir écarté les Juifs du pouvoir et d’avoir instauré un national-communisme dont seule la première partie du syntagme est prise aujourd’hui en considération.
Face à ces nouvelles attaques, puissamment relayées par les médias et quelques partis politiques comme le PRM (Parti de la Grande Roumanie), deuxième parti du pays représenté au parlement élu en 2000, la communauté juive a choisi une autre stratégie de défense. Ainsi, elle ne se lance plus dans des attaques systématiques contre les antisémites – un exercice vain et épuisant –mais elle s’est engagée dans une ample campagne de diffusion d’informations sur l’histoire et la culture juives. Convaincue que les racines de l’antisémitisme résident essentiellement dans l’ignorance, la communauté s’est lancée dans la bataille de l’information par l’intermédiaire de sa maison d’édition Hasefer. Pratiquant des prix sacrifiés, Hasefer a édite des sources de première main sur l’histoire des Juifs roumains, des documents officiels, des volumes de mémoires, des synthèses dues à des spécialistes étrangers et roumains. La qualité de ces ouvrages et leur large diffusion leur assurent une place de choix dans le paysage intellectuel roumain.
La communauté juive roumaine est ainsi assurée de perdurer dans les mémoires au-delà de son existence physique en léguant à ses descendants et aux Roumains le témoignage sincère de son passé dramatique.
Matei CAZACU
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