« Aux sources de l’État d’Israël : la conference
sioniste de Focşani (1882) en Roumanie »
Carol Iancu
p. 217-228
Texte Annexes Notes Auteur
Texte intégral
1Sensible à la problématique de la montée des nationalismes en Europe, Monsieur le Professeur
Pierre Guiral a attiré l’attention sur l’éveil national parmi les Juifs dans un beau paragraphe intitulé
« Antisémitisme et Sionisme » de son importante contribution L’Expansion de l’Europe paru dans le
troisième volume de l’Histoire universelle de la prestigieuse Encyclopédie de la Pléiade. Avec
raison M. Guiral y souligne qu’avant sa disparition prématurée, Théodore Herzl (1860-1904) « jeta
les assises d’une nation nouvelle ». Il m’a paru opportun d’aborder dans ce recueil de Mélanges, un
aspect capital et pourtant méconnu de l’évolution du mouvement de renaissance nationale juive pré-
herzlien : la Conférence de Focṣani (11, 12 et 13 janvier 1882 ou respectivement 30 et 31
décembre 1881 et 1er janvier 1882 d’après le calendrier julien, en usage alors en Roumanie) qui
constitue le premier rassemblement sioniste des temps modernes. Elle fut à l’origine du départ de
Galatz du bateau Thetis avec 228 immigrants et la création des premiers villages agricoles juifs
(mochavot) en Palestine. Elle ouvrait ainsi une ère nouvelle dans l’histoire des Juifs, un long
processus se mettait en marche et devait aboutir à la naissance de la République israélienne.
2Pourquoi la Roumanie se trouve-t-elle au coeur et à l’origine de ce phénomène du « grand
retour » ? Quelle était la situation des Juifs roumains à la veille de la Conférence de FocṢani et dans
quelles circonstances fut-elle décidée ? Que savons nous sur ses participants, travaux et
résolutions ?
* * *
La non-émancipation des Juifs roumains.
 1 Cf. Carol IANCU, « Adolphe Crémieux, l’Alliance Israélite universelle et les Juifs de
Roumanie au d (…)
3Conséquence de la guerre de Crimée qui bouleversa la réalité géo politique des Balkans, la
Moldavie et la Valachie s’unissent en 1859 sous la conduite d’un même prince, Alexandre Ioan
Cuza et forment le petit Etat roumain d’avant la première guerre mondiale. Placée sous la garantie
des puissances, la Roumanie restait dépendante jusqu’en 1877 de la Porte ottomane, gardant une
totale autonomie interne. Sous le règne libéral d’Alexandre Ioan Cuza (1859-1866) des mesures
furent envisagées afin d’octroyer une complète égalité aux Juifs, mais elles avortèrent en raison de
l’abdication forcée de ce Prince. Le nouveau régime instauré en 1866 avec l’arrivée de Carol
Hohenzollern Sigmaringen à la tête du pays promulgue dans la même année la première
Constitution roumaine. Cette dernière, malgré le combat des Juifs roumains et les interventions
d’Adolphe Crémieux qui fit le voyage de Bucarest 1 , consacrait par son article 7 la théorie de l’Etat
chrétien et barrait pour plus d’un demi-siècle le chemin de l’émancipation :
 2 Cf. Carol IANCU, Les Juifs en Roumanie (1866-1919). De l’exclusion à
l’émancipation, Aix-en-Provenc (…)
« La qualité de Roumain s’acquiert, se conserve et se perd conformément aux règles
énoncées par les lois civiles. Seuls les étrangers de rite chrétien peuvent obtenir la

qualité de Roumain » 2 .
 3 Cf. Carol IANCU, « Benjamin Franklin Peixotto, l’Alliance Israélite universelle et les
Juifs de Rou (…)
4 La position des Juifs roumains n’étant pas définie juridiquement, ils peuvent être considérés par le
législateur comme de véritables étrangers dont la naturalisation était rendue impossible. C’est cette
conception qui s’imposa et la plupart des lois discriminatoires prises à l’encontre des Juifs ne
mentionnèrent même pas leur nom, ce dernier étant remplacé par le terme d’« étranger ». A partir
de 1867 et pendant toute une décennie des événements tragiques, persécutions législatives et
émeutes populaires jalonnèrent l’histoire des Juifs du pays des Carpathes. En réaction, les
démarches en leur faveur se développèrent, de la part des personnalités et d’organisations juives
occidentales, comme Adolphe Crémieux, Moses Montefiore, Benjamin Franklin Peixotto 3 et
l’Alliance Israélite universelle, ou bien l’Anglo-Jewish Association, l’Israelitische Allianz de Vienne
et le Board of Delegates of American Israelites. En 1877, année de la guerre russo-turque à laquelle
la Roumanie participa et conquit son indépendance, en résumé, les interdits qui pèsent sur les Juifs
sont les suivants : ils n’ont pas le droit de domicile permanent dans les campagnes et peuvent en
être expulsés comme vagabonds et par mesure administrative ; ils ne peuvent posséder ni maisons,
ni vignes, ni terres, ni hôtels, ni cabarets dans les campagnes ; ils ne peuvent être débitants de
tabac ; le droit de posséder des maisons et des immeubles dans les villes leur est constamment
contesté ; ils ne peuvent prendre part aux adjudications publiques ; ils ne peuvent être ni
professeurs, ni avocats, ni pharmaciens, ni médecins de l’Etat, ni employés des chemins de fer ; ils
sont astreints au service militaire mais ne peuvent atteindre le grade d’officier, etc.
5Au lendemain de la guerre russo-roumano-turque de 1877, le ministre français Waddington
proposa au Congrès de Berlin de subordonner la reconnaissance de l’indépendance de la Roumanie
(mais aussi de la Bulgarie et de la Serbie) à l’octroi de l’égalité des droits civils et politiques aux
Juifs. A lu différence de la Bulgarie et de la Serbie qui émancipèrent leurs ressortissants juifs, le
Parlement de Bucarest se contenta de voter une loi qui permettait uniquement la naturalisation
individuelle, contrairement aux stipulations du Traité de Berlin (1878). Le nouvel article 7 de la
Constitution voté en 1879 définissait les Juifs comme « étrangers non soumis à une protection
étrangère »… Quant à la politique des naturalisations individuelles, en vertu d’une loi unique votée
par le Parlement, les chiffres suivants sont concluants : hormis les 888 combattants de la guerre
d’indépendance de 1877 contre la Turquie, naturalisés en bloc, 85 personnes reçurent le statut de
citoyen roumain entre 1879 et 1900, plusieurs centaines jusqu’à la Grande guerre.
 4 Il s’agit d’une estimation. D’après les dénombrements de 1859-1860 plus de 90 % des
Juifs se trouva (…)
6Démunis des droits politiques et de nombreux droits civils, les Juifs jouent le rôle de « middle
classes », représentant la classe moyenne par excellence : écartés du travail de la terre (sauf de rares
exceptions), ils vaquaient à leurs occupations habituelles : tout l’évantail des métiers, l’artisanat et
le commerce. Si la majorité des 270.000 Juifs vivants en 1880 en Roumanie étaient des achkénazes
concentrés surtout en Moldavie (plus de 75 %), une petite minorité de séfarades (moins de 10.000)
résidaient à Bucarest et en d’autres villes de Valachie 4 .
* * *
L’idée nationale juive et le rôle d’Eléazar
Rokéach
 5 Armand Levy raconta à son ami, Moses Hess que les Juifs roumains étaient émus aux
larmes lorsqu’il (…)
 6 Cf. Carol IANCU, « L’intérêt pour la colonisation d’Eretz Israël dans la lettre d’un

médecin juif d (…)
 7 Cf. Samuel Aizic TAUBES, Ha-Yehudim be-Rumanien ve-ha-minister Bratianu (En
hébreu : Les Juifs en R (…)
 8 Haïm Zvi SNEERSOHN, Palestine and Roumanie, a description of the Holy Land, and
the past and Presen (…)
 9 Cf. Les Ecrits sionistes du rabbin Yehuda Alkalay (en hébreu), Jérusalem, 1944.
7Comme ce fut le cas pour la Russie, ce sont les conditions de vie dans lesquelles se trouvaient les
Juifs roumains qui ont engendré le désir de quitter le pays et les premières idées sionistes. Nous
retrouvons déjà dans les récits de voyage de l’infatigable Benjamin II (Israël, Joseph Benjamin,
1818-1864), originaire de Fãlticeni (Moldavie) un appel en faveur de l’installation agricole dans les
pays d’Israël. Mais c’est au publiciste français Armand Lévy (1827- 1891) que revient le mérite
d’avoir le premier popularisé l’idée d’un retour imminent à Jérusalem 5 . Partisan du principe des
nationalités (il oeuvra pour la libération et l’indépendance des Polonais, des Roumains et des autres
peuples balkaniques), Armand Lévy préconisa la constitution d’une légion juive, premier pas pour
la rennaissance de la nation juive. Pendant son séjour à Bucarest en 1857 il fut l’un des fondateurs
(avec le docteur luliu Barasch, le « Mendelssohn roumain ») du journal bilingue l’Israélite roumain
(français roumain). Tout en y publiant des articles en faveur de l’émancipation des Juifs roumains, il
y exprima sa foi inébranlable dans la renaissance nationale juive. En 1867 un médecin de Giurgiu,
le docteur Wertheimer s’adresse au président de l’Alliance israélite universelle de Paris dans le but
d’une colonisation agricole et la « restauration d’Israël » 6 . Une année plus tard le rabbin Aizic
Taubes de Bârlad intervient avec Armand Lévy, mais sans succès auprès du ministre Brǎtianu pour
obtenir l’aide des autorités roumaines en vue d’une émigration massive vers la Palestine 7 . En 1872,
le consul américain à Bucarest, Benjamin Franklin Peixotto, proposa le départ immédiat
de 20.000 Juifs roumains comme solution radicale de leur situation tandis que le rabbin Haïm Zvi
Sneersohn exigeait dans les pages du journal de New York, Ha-Tzofé be-Eretz ha-Hadasha et dans
un livre fort documenté : La Palestine et la Roumanie… 8 la création d’un Etat juif en Palestine. Il y
affirmait que même si un petit nombre de Juifs roumains colonisait la Palestine, cela aurait des
répercussions favorables aussi sur la situation de leurs frères, car les Roumains se convaincraient
que les Juifs leur sont utiles et nécessaires. Le rabbin Yehuda Alkalay (1798-1878) adressa un
vibrant appel à l’Alliance israélite universelle de Paris afin que cette dernière favorise
l’établissement des Juifs roumains dans le pays d’Israël 9 . Parallèlement à ces prises de position, en
Roumanie même, au printemps 1873 un premier groupe de cent familles s’organise dans la localité
de Nicoreçti (Moldavie) sous la direction d’Alter Kaufman en vue de l’émigration. Chaque famille
possédait une somme de 500 francs et leurs responsables se mirent en rapport avec le rabbin Zvi
Kalischer (1795-1874) pour l’achat d’un terrain en Palestine. Ce projet n’eut pas de suite mais deux
ans plus tard, en 1875 on assiste à la création d’une première association structurée à Moineşti dans
le but de fonder une colonie agricole en Eretz Israël. Des groupements semblables se constituèrent
quelques années plus tard dans d’autres localités surtout sous l’impulsion d’une personnalité
exceptionnelle, le journaliste et écrivain hébreu Eléazar Rokéach (1854-1914), arrivé en Roumanie
début 1880.
 10 Cf. Carol IANCU, « Une lettre inédite d’Eléazar Rokéach sur les débuts du mouvement
Yisub Eres Yisr (…)
8 Le jeune intellectuel palestinien qui avait combattu vigoureusement le système avilissant de la
halouka (véritable institution de mendicité à partir de l’argent collecté dans la diaspora) et s’était
fait connaître par ses attitudes tranchantes en faveur du retour au travail agricole, trouva en
Roumanie un terrain propice pour la concrétisation de ses idées. Il établit des contacts avec
l’Alliance israélite universelle de Paris et une coopération s’instaura. Elle se manifesta d’abord par
un appel du Comité local de Bucarest de l’A.I.U. demandant aux Juifs de Roumanie d’offrir leurs
dons pour la création des colonies agricoles « afin d’éterniser de cette façon la mémoire d’Adolphe
Crémieux, plutôt que de lui élever un monument en marbre » 10 . En un mois furent distribués plus
de trois cents troncs portant l’inscription :

« Don pour la Tora et le travail de la terre en Terre Sainte sous la surveillance de la
société l’Alliance isréaélite universelle de Paris ».
 11 Cf. Ha-Joetz, n° 332-333, août 1881.
 12 Ibid., n° 350, octobre 1881.
9 Cependant très vite apparurent des dissensions avec le secrétaire du Comité de l’Alliance israélite
de Bucarest et l’accord fut annulé. Rokéach expliqua les raisons de cette rupture accusant l’Alliance
de n’avoir pas voulu utiliser l’argent dans le but auquel il était destiné – le travail agricole – mais
peut être qu’il porta lui aussi une part de responsabilité due à son caractère intransigeant. Il
poursuivit des activités dans un cadre différent et en été 1880 il mit les bases d’une première société
Ychouv Eretz Israël (Y.E.I., en hébreu, La colonisation agricole de la Palestine) à Bucarest.
Fin 1880, il s’établit à Jassy et sortit (début 1881) le journal hébraïque Jesreel consacré à
l’émigration et à la nécessité de fonder des villages juifs en pays d’Israël. Dans la capitale de la
Moldavie il suscita l’émergence d’une société Y.E.I. sous la présidence du docteur Karpel Lippe
(1830-1915), l’un des futurs dirigeants du mouvement sioniste. Une deuxième société put
s’organiser dans cette ville et en été 1881 le nombre global des membres adhérents dépassa le
chiffre de 1.000. Une année après l’arrivée de Rokéach en Roumanie des sociétés Ychouv Eretz
Israël s’étaient constituées dans une trentaine de localités. La plupart eurent recours aux grandes
organisations juives occidentales (surtout l’Alliance Israélite universelle (A.I.U.) pour recevoir une
aide effective en vue de leur installation en Palestine mais les réponses furent négatives (parfois
motivées par l’opposition de principe des autorités ottomanes à l’immigration des Juifs). Une seule
personnalité occidentale, le journaliste anglais chrétien Lawrence Oliphant prêta une oreille
attentive au mouvement qui se dessinait en Roumanie, visita de nombreuses communautés de ce
pays et aida plus tard les immigrants dans le pays d’Israël. Dans l’orientation idéologique du
mouvement il est à souligner le rôle moteur de la communauté juive de Moineşti. Les membres de
la société Y.E.I. de cette localité moldave publièrent dans le journal yidich plusieurs manifestes.
Selon leurs auteurs l’immigration en Eretz Israël représente le début de la redemption, même si pas
tous les immigrants sont religieux. Il faut d’abord venir dans le pays et seulement après se
constituera « le royaume de la maison de David » 11 . A noter, l’utilisation des arguments qui seront
présents plus tard (en 1882) dans le livre Auto-émancipation de Léon Pinsker : le problème juif est
considéré comme une maladie dont les signes de reconnaissance sont la haine contre les Juifs et la
misère juive, conséquence des métiers spécifiques qu’ils sont obligés de pratiquer. La cause de cette
maladie est la non-concentration des Juifs dans un territoire à eux. L’Amérique n’est pas la solution,
car là aussi constatent les auteurs peut se développer un mouvement antisémite. Le vrai chemin
c’est le retour dans le pays d’Israël, annoncé déjà par les prophètes de la Bible. Retour oui, mais
retour au travail productif, à l’agriculture, fondement de la résurrection d’Israël 12 . L’association de
Moineṣti (50 familles dont 30 seulement avec les moyens matériels suffisants) fut la première à
matérialiser ses aspirations : fin 1881 elle envoya un délégué, David Shub, qui acheta la terre de
Gué-Oni appartenant aux habitants de Safed et c’est là que les immigrants de Moineşti et d’autres
localités, devaient fonder l’année d’après la mochava (village agricole) Roch-Pina. Devant
l’ampleur du mouvement, divers responsables des sociétés Y.E.I. comprirent la nécessité
d’harmoniser et coordonner leurs efforts. C’est ainsi qu’en automne 1881 naît l’idée d’une
Conférence nationale réunissant les représentants et délégués des associations de l’ensemble du
pays. Eléazar Rokéach revendiqua lui aussi dans les pages de Jesreel et Die Haffnung (en yidich) un
tel rassemblement, appelé de tous ses voeux aussi par David Gordon, rédacteur de l’influent
périodique hébraïque Ha-Maguid.
* * *
La conférence de Focṣani (30 décembre
1881 – 1er janvier 1882)

10L’initiative de la Conférence est partie de l’association de Bucarest qui fixa comme lieu de
réunion symboliquement la ville de Focçani, centre géographique du pays où fut proclamée l’union
de la Moldavie et de la Valachie en un seul Etat (1859). En fait elle ne faisait que répondre aux
voeux du Comité de FocṢani lui-même. Dans cette localité eut lieu d’abord une rencontre
préparatoire le 25 novembre 1881 à laquelle prirent part le Comité local (Itzhac Moshé Brenner,
président ; Israël Teller, vice-président ; David Rintzler, secrétaire ; Aba Cahane, Moshé David,
Pinhas Rosenthal et Joseph Sofer, membres) et les délégués de six autres villes. Il fut décidé que le
Comité local de Focṣani se transformât dans un Comité central provisoire de la future Fédération
de sociétés Ychouv Eretz Israël devant se constituer pour
« le développement de la Terre Sainte par des paysans hébreux ».
11Une lettre circulaire en langue hébraïque rédigée probablement par le poète Israël Teller, véritable
appel et invitation officielle pour la Conférence fut envoyée à toutes les communautés. Etant donné
son importance comme document unique de l’époque, je le reproduis en annexe et pour la première
fois en traduction française faites par nos propres soins.
12La Conférence eut lieu avec un léger retard les 30 et 31 décembre 1881 et 1er janvier 1882 : les
journaux Ha-Maguid (hébraïque) et Ha-Joetz (Yidich) nous permettent d’appréhender ses travaux et
résolutions.
13C’est le président du Comité de Focṣani, I.M. Brenner, qui ouvrit la première séance dans la salle
des fêtes de l’école juive, ornée du portrait d’Adolphe Crémieux et de la carte d’Eretz Israël,
l’après-midi du 30 décembre (11 janvier 1882, selon le calendrier grégorien). Y participèrent hormis
les membres du Comité local et des invités de marque de cette communauté, 51 délégués
des 32 associations Y.E.I., deux rédacteurs de journaux et trois correspondants de presse, en tout
plus de cent personnes. Dans la première séance, le vénérable rabbin Moshé Aharon Halévy
Goldring, président d’honneur du Comité local définit les buts de la conférence :
1. Aider les malheureux frères qui sont dans la misère par le travail agricole ;
2. Orienter ceux inaptes pour les travaux des champs vers les écoles professionnelles ;
3. Prouver aux autres peuples que les enfants d’Israël honorent l’idée nationale ;
4. Réveiller le sentiment national juif endormi par des siècles de souffrances.
14Le poète Israël Teller compara la Conférence à la réunion des sages au temps de Moïse et de la
sortie d’Egypte. Deux tâches s’imposaient selon lui : faire sortir les Juifs de la Diaspora et
combattre pour l’union afin de réussir l’immigration.
15Eléazar Rokéach qui fut très actif dans le déroulement des travaux souligna que le premier souci
de la nouvelle Fédération des Sociétés Ychouv Eretz Israël devait être l’émigration des pauvres, les
riches pouvant s’installer par leurs propres moyens. Pour collecter de l’argent dans ce but l’écrivain
Naftali Popper et Eléazar Rokéach suggérèrent la mise en place des troncs dans chaque maison
(idée reprise plus tard par le Fonds National juif, le Keren Kayemeth le-Israël).
16Quatre commissions subalternes élues devaient soumettre devant l’Assemblée des propositions
concrètes :
1. La Commission budgétaire, pour rechercher les sources de financement des achats des
terres, des frais de voyage et d’installation des immigrants ;
2. La Commission pour la rédaction des statuts ;
3. La Commission de l’émigration en Palestine ;
4. La Commission du Programme d’action du Comité central.
17Le siège de ce dernier fut établi dans la ville de Galatz, centre commercial important et port sur le
Danube, abritant la quatrième communauté juive du pays. C’est par vote secret que l’on procéda à

l’élection des membres : Itzhac Lobel, président ; Iosef Abeles, vice-président ; Samuel Pineles,
secrétaire, tous de Galatz ; lacob Neuschatz, trésorier ; le docteur Karpel Lippe et Moshé Mattes, les
trois de Jassy (les deux premiers n’ayant pas participé à la Conférence) ; Meïr Weinberg de
Bucarest (un deuxième représentant de cette ville fut adjoint ultérieurement : le savant Moses
Gaster).
 13 Ces statuts arrêtés par le Comité central de Galatz les 1,2 et 3 février 1882 sont parus en
yidich, (…)
18Les résolutions votées par l’Assemblée de FocṢani ont été complétées ultérieurement dans les
"Statuts du Comité central pour faciliter l’émigration des Israélites de Roumanie » 13 . Il est
remarquable de constater que l’idée d’une action politique d’envergure internationale trouve son
expression dans plusieurs paragraphes (n° 11, 12 et 14). En effet, il incombe au Comité central de
correspondre avec les leaders des communautés juives d’autres pays pour la renaissance d’Israël par
l’immigration et le travail agricole, et c’est lui qui est chargé de prendre des contacts en ce sens
aussi avec de hauts fonctionnaires de l’Empire ottoman. Ici nous trouvons déjà le problème des
garanties politiques du gouvernement ottoman que le sionisme politique de Herzl réclamera quinze
ans plus tard.
19Comment la Commission budgétaire entendait réunir les sommes considérables d’argent
nécessaires aux projets de colonisation agricole ? Elle avança plusieurs méthodes :
1. Une taxe sur la viande casher en accord avec les responsables des communautés ;
2. Des subventions réclamées aux institutions juives ;
3. Une cotisation mensuelle pour chaque membre-sociétaire et des efforts pour accroître le
nombre des adhérents et des associations ;
4. Des collectes auprès des non-sociétaires en Roumanie et à l’étranger ;
5. La mise en place des loteries et des tombolas.
20Les stipulations relatives à l’alya (en hébreu « montée » ; c’est ainsi qu’on désigne l’immigration
des Juifs en Pays d’Israël) sont les plus nombreuses. Deux délégués du Comité central de Galatz
devaient partir pour la Palestine et acheter des terres aptes à l’agriculture dans le mois suivant la
Conférence. Avant que le premier convoi ne parte, le Comité central s’engage de mettre en place en
Palestine une représentation permanente pour l’accueil des immigrants. La construction d’un hôtel
à Jaffa ou à Haïfa pour les héberger avant leur transfert dans les villages, est prévue. Chaque
nouvelle mochava doit comporter une synagogue, une école, un hôpital et des bains publics. Dans
chaque convoi d’émigrants on exige la présence d’un rabbin, d’un enseignant, d’un médecin, d’une
sage femme et des artisans spécialisés. Le premier départ est fixé pour après la fête de Pâque
de 1882 et concerne un minimum de cent familles (les célibataires n’étant pas acceptés). Chaque
émigrant potentiel doit être mûni d’un certificat de bonne santé et de « bonne moralité ». La priorité
pour les départs est donnée aux sociétaires, aux jeunes (entre 20 et 40 ans) et à ceux justifiant des
ressources matérielles. L’ordre préférentiel des professions est le suivant :
1. les agriculteurs,
2. les habitants des villages,
3. les tailleurs de pierre, les forgerons, les maçons et les menuisiers,
4. les sans-professions.
21Certes, ces prérogatives ne devaient pas être toutes respectées dans la pratique, mais elles furent
agréées par la Conférence de Focşani comme autant de mesures radicales et nécessaires pour la
réussite du programme qu’elle s’était donnée. Les résolutions de l’Assemblée de Focşani eurent un
accueil enthousiaste en Roumanie et dans les pays voisins, malgré les résistances rencontrées dans
les milieux ultra-orthodoxes et assimilationnistes. Le Comité de Galatz et les associations locales

s’employèrent de leur mieux pour coordonner l’émigration qui fut en 1882 la première
préoccupation des Juifs roumains. Avec un léger retard le premier groupe d’émigrants partit de
Moineṣti (vingt-deux familles, environ cent personnes) auquel se joignirent des familles de Cârja,
Bacãu, Focşani et Galatz. En tout 228 personnes s’embarquèrent sur le bateau Thetis qui,
le 6 août 1882, quitta le port de Galatz. Dans les mois qui suivirent plus de 1.500 Juifs roumains
s’établirent en Eretz Israël créant Roch Pina et Zikhron Yaacov, parmi d’autres localités. Cette
émigration donna lieu à une interpellation au Parlement de Bucarest et la plupart des orateurs
envisagèrent avec satisfaction le départ en masse des Juifs, proposant même l’octroi des facilités
matérielles (d’ailleurs jamais concrétisées). A signaler qu’un député (Ionescu) déclara tout à fait
possible la restauration d’un Royaume juif.
 14 Bilou est le nom d’une association d’élèves de lycée et d’étudiants de la ville de Kharkov
qui s’ét (…)
22En guise de conclusion il me paraît tout à fait logique d’insister sur le fait que l’Assemblée de
Focşani fut la première Conférence sioniste de l’histoire. Elle est véritablement la première réunion
au monde visant le retour sur une large échelle et la rédemption du pays d’Israël par le travail
agricole. Elle précède de deux années la Conférence de Katowitz et même l’Auto-émancipation de
Léon Pinsker et le départ du groupe Bilou 14 de Russie.
23La Conférence de Focsani, conséquence partielle de l’ostracisme imposé aux Juifs roumains,
illustre surtout les développements du nationalisme juif. Le rédacteur du journal hébraïque Ha-
Maguid, n’a pas manqué de saisir la portée de cet événément exceptionnel en écrivant :
 15 Ha-Maguid, n° 5, 1er février 1882.
« De nombreuses et diverses réunions ont eu lieu au sein d’Israël à travers l’histoire.
Mais jamais depuis la dispersion d’Israël de son pays il n’y eut une assemblée comme
celle-ci dont le but est la renaissance de la nation et l’édification de la maison de David
sur la terre de notre pays saint. Cette vision est merveilleuse et remplit les coeurs de
tous ceux qui aiment leur peuple de joie et de sentiments pleins d’élévation » 15 .
ANNEXE
Annexes
Lettre circulaire – Appel pour la Conférence de Focşani (Source : The Central Zionist Archives,
Jérusalem)
Traduit de l’hébreu par Carol IANCU.
* * *
Le Comité central provisoire de l’Association juive de
Roumanie pour la colonisation de la Palestine. Focşani 16
N° 52
A nos frères les enfants d’Israël en Roumanie, aux rabbins qui siègent dans les cours de justice et à
tous les bienfaiteurs de notre peuple, les dirigeants des communautés d’Israël et à toux ceux qui
souhaitent le bien de leur peuple, paix et bénédiction éternelle !
Certainement avez-vous lu dans les périodiques hébraïques ce que nous avons fait ici le jour de la
réunion convoquée par le Comité de Bucarest et sur le principe de laquelle furent d’accord toutes
les autres sociétés de tout le pays. El bien qu’il soit ensuite arrivé le télégramme de là-bas

d’ajourner la réunion pour un temps indéterminé, nous rendant compte des conséquences néfastes
risquant de naître de cet ajournement, nous les délégués des sept Comités avons proposé et fixé la
réunion pour les 26 et 27 décembre.
Maintenant nous nous adressons à vous, chers frères, afin qu’avec votre coeur et moyens vous
contribuez pour la gloire de D. et de son peuple humilié et opprimé, et vous vous ressemblerez et
unirez dans cette sainte action pour la colonisation du pays d’Israël. Ouvrez vos trésors, chacun
selon ses possibilités, car grand est le malheur qui nous arrive et il n’y a pas de fin à tout le mal qui
pèse sur nos têtes, et c’est pourquoi nous devons nous délivrer et faire tout ce qui est dans notre
pouvoir et tout de suite pour répondre au pauvre et à l’opprimé, au peuple d’Israël désespéré dans sa
terrible douleur. Réveillez-vous frères, et que chacun réveille son frère, arrêtez toute rancune et
cessez toute haine et animosité, grand comme petit rapprochez-vous et reconciliez-vous, car le
malheur ne distinguera point entre le fort et le faible, le riche et le pauvre et la rédemption sera la
ceinture de justice qui réunira tous les enfants d’Israël, frère avec frère seront camarades comme un
seul homme.
Et dans chaque lieu où il existe déjà une société dans ce but élevé tâchez de la renforcer et si elle
n’existe pas encore, dépêchez-vous et constituez-là, et ne retardez-pas l’échéance, car la voix du
Tout Puissant est dans le tonnerre et tremblement qui nous appellent à faire le chemin de la
rédemption et monter vers le pays de nos ancêtres. Car ainsi parla D. « retournez-vers moi et je
retournerai vers vous » et là-dessus sont convenus déjà les grands d’Israël, ses sages et ses justes.
Car le temps est arrivé de commencer et D. finira pour nous et concrétisera ce que nous ferons avec
nos mains, c’est pourquoi ne soyez pas paresseux dans le saint travail car le temps est court et le
labeur immense.
Et nous voici auprès de vous et comme il a été aussi (question) dans la presse, vous choisirez un ou
deux délégués et les enverrez chez nous à la Conférence pour parler en votre nom et soumettre les
propositions bonnes et utiles que vous trouverez selon votre opinion dans cette affaire et avec la
majorité des conseillers, et que nos paroles soient une bénédiction pour tout Israël. Amen.
Focşani, 23 Kislev 5642 17 .
Adresse : David Rintzler Focşani.
Cachet : « La société des travailleurs agricoles de la Terre Sainte de la ville de
Focşani, créée en 5642» (1881).
Notes
1 Cf. Carol IANCU, « Adolphe Crémieux, l’Alliance Israélite universelle et les Juifs de Roumanie
au début du règne de Carol Hohenzollern Sigmaringen », Revue des Etudes Juives, 1974, t.
CXXXIII (3-4), pp.481 502.
2 Cf. Carol IANCU, Les Juifs en Roumanie (1866-1919). De l’exclusion à l’émancipation, Aix-en-
Provence, Editions de l’Université de Provence, 1979, p. 67 (Préface de Pierre GUIRAL).
3 Cf. Carol IANCU, « Benjamin Franklin Peixotto, l’Alliance Israélite universelle et les Juifs de
Roumanie. Correspondance inédite (1871-1876) », Revue des Etudes Juives, 1978, t. CXXXVII (1-
2), pp.77-147.
4 Il s’agit d’une estimation. D’après les dénombrements de 1859-1860 plus de 90 % des Juifs se
trouvaient en Moldavie : 118.922 pour une population totale de 1.325.096 habitants, tandis qu’en
Valachie ils n’étaient que 9.234 pour 2.400.921 habitants. D’après le recensement de 1899 la
population du Royaume roumain était de 5.912.520 habitants dont 269.015 Juifs (4,5 % de la
population totale, mais 10,5 % en Moldavie et 1,8 % en Valachie. Pour l’évolution démographique
de la judaïcité roumaine cf. Carol IANCU, « Où en est la démographie des Juifs de Roumanie ?
Note rétrospective », in Communauté juives (1880 1978). Sources et méthodes de recherche (Ed.

Doris Bensimon), Paris, 1980, pp.284-297.
5 Armand Levy raconta à son ami, Moses Hess que les Juifs roumains étaient émus aux larmes
lorsqu’il leur annonça que « le temps du retour approche » :
« Ils me demandèrent à quels signes ils pourraient reconnaître que la fin de l’exil approchait. Je leur
répondis : au fait que la puissance turque et la puissance pontificale vont être brisées ».
Cf. Moses HESS, Rome et Jérusalem, Paris, Albin Michel, 1981, p. 177.
6 Cf. Carol IANCU, « L’intérêt pour la colonisation d’Eretz Israël dans la lettre d’un médecin juif
de Giurgiu à l’Alliance Israélite universelle de Paris (1867) », (En hébreu : Toladot, Jérusalem,
1876, n° 12-13, pp.4-8.
7 Cf. Samuel Aizic TAUBES, Ha-Yehudim be-Rumanien ve-ha-minister Bratianu (En hébreu : Les
Juifs en Roumanie et le ministre Bratianu), Vienne, 1868.
8 Haïm Zvi SNEERSOHN, Palestine and Roumanie, a description of the Holy Land, and the past
and Present State of Roumanie and the Roumanian Jews, XVI, 168 p.
9 Cf. Les Ecrits sionistes du rabbin Yehuda Alkalay (en hébreu), Jérusalem, 1944.
10 Cf. Carol IANCU, « Une lettre inédite d’Eléazar Rokéach sur les débuts du mouvement Yisub
Eres Yisrael », Revue des Etudes Juives, 1976, t. CXXXV(1-3), 1976, pp.177-183.
11 Cf. Ha-Joetz, n° 332-333, août 1881.
12 Ibid., n° 350, octobre 1881.
13 Ces statuts arrêtés par le Comité central de Galatz les 1,2 et 3 février 1882 sont parus en yidich, à
l’imprimerie du journal Hajoetz sous le titre : « Statuten for dem Zentral Comitet wus is wegen die
emigraṭie fun die Jiden ois Rumenie zu verleichtem ». Une version roumaine sortit à Galatz la
même année : Statutele Comitetului central pentru inlesnirea emigrărei Israeliţilor din România.
14 Bilou est le nom d’une association d’élèves de lycée et d’étudiants de la ville de Kharkov qui
s’établirent en 1882 en Palestine. Ce terme représente les initiales de quatre mots hébreux : « Beit
Yaacov lekhou ve-nelkha » (« Maison de Jacob venez et marchons… », Isaïe, II, 5.
15 Ha-Maguid, n° 5, 1er février 1882.
16 Ce titre est en yidich, la lettre-circulaire en hébreu.
17 Cette date correspond au 17 décembre 1881 selon le calendrier grégorien.
Auteur
Carol Iancu
Du même auteur
 Charles Péguy, Bernard Lazare, l’affaire Dreyfus et les Arméniens in Exprimer le génocide
des Arméniens, Presses universitaires de Rennes, 2016
© Éditions de la Sorbonne, 1988
Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de
caractères.